Pour la fin de quelle mondialisation ?
Par Modeste Schwartz.
Modeste Schwartz est écrivain, journaliste et grand voyageur. Spécialisé dans la Roumanie, la Moldavie et le Sud-est de l’espace post-soviétique, il est un chroniqueur régulier du Visegrád Post.
Quand les titres de la grande presse anglo-saxonne commencent à faire écho à vos propos de comptoir, cela n’indique généralement pas que vous êtes, depuis votre PMU et votre compte Facebook, en train de gagner une guerre cognitive, mais de la perdre. C’est le genre de coïncidences suspectes, qui, au lieu d’inciter à des share euphoriques, devrait vous amener à réviser vos propos de comptoir, en vous demandant s’ils n’intégraient pas déjà certains éléments de langage parfaitement étrangers à vos préoccupations (ou, en tout cas, à votre intérêt bien compris), savamment greffés sur votre conversation par certaines officines marginales de l’appareil d’intoxication planétaire qui fait aussi fonctionner le New York Times, le Guardian et le Monde.
En application de cette règle universellement valable, un cas d’école vient de se présenter. « La mondialisation est morte ! ». Champagne ? « Orbán avait raison ! » Métempsychose des élites libérales ? A vérifier.
En commençant par ne pas oublier que, dans toute situation de guerre, le rôle structurel de tout slogan est avant tout de majorer votre implication émotionnelle dans un combat qui n’est pas forcément le vôtre.
En l’occurrence : dans une guerre atlantiste contre la Chine. Dans le discours truqué des droites trumpiennes, le rejet – ô combien légitime – de la mondialisation libérale devient brusquement une mesure de rétorsion contre le « virus chinois ». Puisqu’« ils » nous infectent, reprenons leur les usines qu’ils nous ont « volées ».
Abrutis par des décennies de propagande moralisto-messianique atlantiste, les Européens sont aujourd’hui pour la plupart intellectuellement incapables de faire la différence entre le frère et le père : entre un allié (dont les intérêts ne coïncident par définition jamais à 100% avec les nôtres) et un protecteur/modèle ayant pour mission divine de nous conduire vers tel ou tel paradis terrestre (qui s’avère généralement, en bout de course, être un abattoir). En d’autres termes : non, bien sûr, la Chine n’est pas en mesure de remplacer le mythe américain dont nos parents et grands-parents ont été les victimes adoratrices. Nous ne deviendrons pas chinois. Bonne nouvelle, au passage : la Chine ne nous le demande pas – ne nous le propose, à vrai dire, même pas.
En revanche, mauvaise nouvelle : les Chinois ne « rendront » rien. Surtout pas sous la contrainte. Les Chinois ne se sont rendus coupables que du recel des délocalisations opérées par nos propres élites cleptocratiques. Désormais maîtres de l’appareil productif mondial, ils peuvent – non sans coûts et sacrifices douloureux, mais possibles – le réorienter vers leur marché intérieur et leur commonwealth régional, travailler à leur indépendance énergétique et laisser l’Occident détechnologisé se débrouiller avec ses infrastructures vétustes. Contrairement au bavardage obscène de la droite trumpienne, « l’option isolationniste » n’est pas – n’est plus depuis longtemps – une carte du jeu de l’empire atlantiste, qui depuis des décennies ne survit que grâce à son « privilège monétaire exorbitant » – de façon, donc, essentiellement parasitaire –, mais une carte du jeu chinois. Carte catastrophique pour nous, qui impliquerait de livrer définitivement les marges actuelles (notamment européennes) de l’empire atlantiste à la prédation de son cœur anglo-saxon, désormais privé de conquêtes externes.
La Chine, heureusement, dispose d’une autre option, plus ambitieuse et plus risquée, dans le prolongement de l’initiative One Road, One Belt : un plan Marshall chinois, troquant aide techno-économique contre allégeance politique et ouverture de marchés. A l’étage du PR, les offres d’assistance sanitaire récemment faites par Pékin (notamment aux pays d’Europe centrale) sont, de toute évidence, le prélude et le ballon d’essai d’une telle politique. Il est de l’intérêt vital des Européens d’accepter ce plan.
L’Empire anglo-saxon le sait, et déclenche, d’ores et déjà, une guerre cognitive préventive contre lui. Pour ce faire, il ne passe naturellement pas par ses canaux gauchistes (qui détestent « le totalitarisme », mais ont tout de même les yeux de Chimène pour les systèmes de santé publics des pays néosocialistes), mais par ses canaux droitards – et notamment ceux des diverses droites européennes identitaires/islamophobes. Dans le discours relayé par ces idiots utiles, tout devient mondialisation : les containers chinois (pourtant assez faciles à désinfecter) au même titre que les jeunes aventuriers somaliens des barges Soros (dont l’utilité sociale, à supposer même qu’ils soient en parfaite santé, reste problématique). L’Union dite européenne, qui vient en effet de démontrer une fois de plus son inexistence géopolitique crasse, au même titre que l’initiative One Road, One Belt. Pourtant, en Europe orientale, les principaux bénéficiaires actuels de One Road, One Belt sont ces mêmes pays que l’UE s’emploie systématiquement à punir pour leurs divers crimes illibéraux – et notamment pour avoir l’insolence d’accepter la main tendue chinoise !
Il convient donc, avant tout, de clarifier les termes. L’expression « routes de la soie » – choix génial de la communication d’État chinoise – nous y aide d’ailleurs : la « mondialisation » comme unification commerciale de l’Eurasie lato sensu (incluant l’Afrique du nord et l’Océanie proche) n’a rien à voir avec le libéralisme, les Lumières, le cosmopolitisme etc.. C’est un processus à l’œuvre depuis des milliers d’années. L’empire romain – si cher au cœur de tant d’identitaires européens – importait déjà des soieries chinoises – d’où la présence de monnaies romaines dans les sites archéologiques jusqu’au fin fond de l’Indochine. Et la Chine qui – depuis des millénaires – fournit son moteur productif à ce processus n’est pas une puissance messianique/universaliste comme la pseudo-nation américaine, mais au contraire une civilisation sédentaire, qui a sciemment tourné le dos à la tentation de l’impérialisme maritime.
Pour que l’illusion du « retour des usines » soit plus qu’une illusion, il faudrait que notre planète héberge plusieurs chines. Or il n’y en a qu’une. Même à supposer qu’on puisse convaincre les travailleurs européens d’imiter la discipline et la frugalité de leurs homologues chinois des années 1980-90, la démographie européenne sonne par avance le glas de telles rêveries. Ironie du sort : les nouveaux croisés rhétoriques de la démondialisation atlantiste le savent bien ; et, dans leur véritable vision du monde, une fois la Chine contrainte à l’isolationnisme par la cécité géopolitique provoquée des européens, le retour de la production se fera nécessairement au moyen d’importations humaines massives, en provenance d’autres continents.
Conspirationnisme ? Futurologie dévoyée ? Peut-être. Mais dans le laboratoire des PECO, ce futur-là a déjà commencé. En Europe post-communiste, un seul pays – totalement contrôlé par l’Amérique – refuse 100% des offres chinoises : la Roumanie. Ce pays de migrants digère actuellement le retour chaotique de dizaines, voire de centaines de milliers de Gastarbeiter, dont beaucoup vivaient encore en Italie du nord il y a dix jours. En dépit de cette situation épidémiologique apocalyptique, la Roumanie – dont les infrastructures hospitalières font passer la Hongrie voisine pour un paradis de la santé – vient d’opposer un dédain spectaculaire aux offres chinoises d’aide sanitaire.
Au cours des cinq dernières années, deux leaders roumains talentueux (V. Ponta et L. Dragnea) y ont vécu des fins de carrière aigres-douces après avoir été putschsés par « leur » État profond – pour avoir commis le crime de regarder vers l’Est. Comme par hasard, c’est aussi, de tous les PECO inclus dans l’UE, le pays qui subit la plus forte hémorragie migratoire (devancé dans la statistique générale uniquement par des pays hors-UE comme la Serbie ou la Moldavie) : un quart des Roumains travaillent et vivent de façon plus ou moins stable à l’étranger (avant tout en Europe de l’Ouest) ; et, subséquemment, le pays qui s’apprête à ouvrir le plus largement ses portes à une immigration extra-européenne de remplacement. L’afflux de travailleurs vietnamiens, notamment, est en train d’apporter une solution à la fois radicale et originale au vieux problème des chiens errants – étendue, à l’occasion, à d’autres animaux domestiques moins errants. Pourtant, l’extrême-droite « européenne » s’émeut assez peu de cet afflux massif, qui a, à leurs yeux, le mérite de ne pas être arabo-musulman. Argument auquel les habitants des localités roumaines concernées – qui aiment leurs chiens et chats en vertu de critères moins gastronomiques que ces nouveaux arrivants voraces et sous-payés – s’avèrent finalement peu sensibles. Mais la propagande d’État roumaine fait tout son possible pour attribuer aux « discours de haine hongrois » ces réactions bien naturelles de propriétaires d’animaux de compagnie convertis en phô multiculturel.
La Roumanie actuelle nous fournit donc une illustration in vivo du cauchemar sur lequel pourrait facilement déboucher le rêve du pseudo-souverainisme européen sur fonds atlantistes. Un État fort, oui – voire dictatorial, sous des apparences parlementaires précaires –, mais uniquement au service d’une mince élite comprador, dont les membres vivent dans un mépris abyssal de cette masse de pauvres dont ils partagent l’ethnie sans pour autant lui manifester la moindre empathie (phénomène du « nègre blanchi »). Un État fort qui ne contrôle ses frontières (la Roumanie n’est pas membre de Schengen) que pour mieux organiser les remplacements ethnico-démographiques dictés par le principe anglo-saxon d’optimisation du rendement des populations. Un État fort d’une admirable tenue zemmourienne dans la désignation de l’ennemi (en l’occurrence : la Russie et l’Iran), et d’une prodigalité d’État-stratège quand il s’agit d’acheter hors de prix au complexe militaro-industriel américain des armes vieillissantes, qui ne pourraient jamais servir à la Roumanie que dans le cadre de guerres dont elle a la certitude préalable de sortir totalement anéantie.
Voilà les impasses dans lesquelles peut facilement nous conduire un usage confusif, impressionniste et émotionnel des concepts de « mondialisation » et de « souveraineté ».
Carthago delenda est !