Qu’est donc une société qui ne reconnaît pas d’autre valeur que la survie ?
par Giorgio Agamben
Spécialiste de Heidegger et de Carl Schmitt, l’italien Giorgio Agamben, 78 ans, est une figure majeure de la philosophie européenne. « Le Pouvoir souverain et la vie » (1997), premier volume de son cycle « Homo sacer », a eu une influence déterminante sur la nouvelle génération radicale. En 2016, le Seuil a publié l’intégrale d’« Homo sacer ». Schmittien de gauche, Giorgio Agamben est entre autres l’auteur d’un essai de philosophie politique remarquable intitulé « La guerre civile ».
Pour le philosophe italien, au nom de l’impératif sanitaire, nous sacrifions nos libertés, mais aussi nos conditions de vie normales, nos amitiés et jusqu’au respect de nos morts.
BibliObs : depuis le début de l’épidémie de Covid, le philosophe italien Giorgio Agamben fait entendre une voix dissidente. Dans un premier texte, mis en ligne le 26 février, il dénonçait « l’invention d’une épidémie » et énumérait les nombreuses privations de libertés induites par le confinement : « Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes les limites. » Ce qui lui avait valu une vive réponse du philosophe Slavoj Zizek dans nos colonnes.
Dans un autre texte mis en ligne début mars, il estimait que « les dispositions récentes transforment en fait chaque individu en un infecteur potentiel, exactement comme les lois sur le terrorisme considéraient, de facto et de jure, chaque citoyen comme un terroriste potentiel. » Enfin, le 17 mars, sous le titre « Eclaircissements », il publiait le texte dont nous proposons ci-dessous la traduction en français. Le philosophe y analyse le Covid à la lumière du concept de « vie nue », qui est au cœur de son travail philosophique. La « vie nue », c’est l’opération qui consiste à séparer la vie biologique des autres fonctions : la vie sensitive, la vie intellectuelle, mais aussi la vie politique.
Eclaircissements, par Giorgio Agamben
Un journaliste italien s’est appliqué, respectant les usages de sa profession, à manipuler et à falsifier mes considérations sur la confusion éthique dans laquelle l’épidémie a jeté notre pays où l’on n’a plus même le moindre égard pour les morts. Tout comme il est inutile de citer son nom, il ne vaut même pas la peine de rectifier ses grossières manipulations. Ceux qui le voudraient peuvent lire mon texte sur la « Contagion » sur le site de la maison d’édition Quodlibet. Je préfère publier ici quelques réflexions supplémentaires, qui, aussi claires soient-elles, ne manqueront pas d’être à leur tour falsifiées.
La peur est mauvaise conseillère, mais elle fait apparaître de nombreux éléments qu’on pouvait faire semblant de ne pas voir. Le premier élément que la vague de panique qui a paralysé notre pays montre avec évidence, c’est que notre société ne croit plus en rien sinon à la vie nue. Il est clair maintenant que les Italiens sont disposés à tout sacrifier ou presque : leurs conditions normales de vie, leurs rapports sociaux, leur travail et jusqu’à leurs amitiés, leurs affections ainsi que leurs convictions religieuses et politiques pour ne pas tomber malade. La vie nue – et la peur de la perdre – n’est pas quelque chose qui unit les hommes, mais qui les aveugle et les sépare. Comme dans la peste décrite dans « Les Fiancés », le roman de Manzoni, les autres êtres humains apparaissent seulement comme des pestiférés (Manzoni recourt au terme untore), qu’il faut éviter à tout prix, et qu’il faut tenir à au moins un mètre de distance.
Les morts – nos morts – n’ont pas le droit à des funérailles et on ne sait pas même vraiment ce qu’il advient des cadavres des personnes qui nous sont chères. Nos prochains ont été effacés et il est étonnant que les églises ne disent rien à ce propos. Que peuvent bien devenir les rapports humains dans un pays qui s’est habitué à vivre de cette manière pour une période dont on ne sait pas très bien combien de temps elle va durer ? Et qu’est donc une société qui ne reconnaît pas d’autre valeur que la survie ?
L’autre élément, qui n’est pas moins inquiétant que le premier et que l’épidémie fait apparaître en toute clarté, c’est que l’état d’exception, auquel les gouvernements nous ont depuis longtemps habitués, est désormais la condition normale. Il y a eu par le passé des épidémies plus graves, mais personne n’avait jamais imaginé déclarer pour autant un état d’urgence comme celui-ci qui nous interdit tout, et même de nous déplacer.
Les hommes se sont si bien habitués à vivre dans une condition de crise pérenne et de pérenne urgence qu’ils ne semblent pas même se rendre compte que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et qu’elle a perdu toute dimension sociale et politique et même toute dimension humaine et affective. Une société qui vit dans un état d’urgence pérenne ne peut être une société libre. Et, de fait, nous vivons dans une société qui a sacrifié la liberté aux supposées « raisons de sécurité » et qui, pour cette raison même, s’est condamnée elle-même à vivre dans un état de peur et d’insécurité pérennes.
Il n’est pas étonnant qu’on évoque la guerre à propos de ce virus. Les mesures d’urgence nous obligent en effet à vivre dans des conditions de couvre-feu. Mais une guerre livrée contre un ennemi invisible qui peut se loger dans le corps de chaque homme n’est-elle pas la plus absurde des guerres ? Il s’agit en vérité, d’une guerre civile. L’ennemi n’est pas à l’extérieur de nous. Il est à l’intérieur de chacun de nous.
Ce qui inquiète, alors, ce n’est pas tant, ou pas seulement le présent, mais c’est ce qui va venir après. Ainsi, tout comme les guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies néfastes, des fils barbelés aux centrales nucléaires, de la même manière il y a fort à parier que l’on tentera de poursuivre après l’urgence sanitaire les expérimentations que les gouvernements n’avaient pas réussi jusqu’ici à mener à bien : fermer les universités et les écoles et faire des leçons par internet, arrêter une bonne fois pour toutes de se réunir et de parler ensemble d’arguments politiques ou culturels, se contenter d’échanger des messages digitaux, et partout où c’est possible, faire en sorte que les machines remplacent enfin tout contact – toute contagion – entre les êtres humains.
Traduit de l’italien par Martin Rueff / source : nouvelobs.com/bibliobs/