Des « exactions » militaires et de leur couverture médiatique sélective – Eric Denécé
Source : Centre français de recherche sur le renseignement – Janvier 2022
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L’actualité récente est riche d’articles de presse dénonçant les dérives, débordements et
exactions militaires à l’occasion des opérations armées conduites par les principaux acteurs
géopolitiques mondiaux.
Ces derniers mois notamment, la France et la Russie ont fait l’objet d’une couverture
particulière à travers leurs opérations en Égypte (opération Sirli) pour l’une, ou en Syrie, en
Ukraine et en Afrique (groupe Wagner) pour l’autre. En revanche, les nombreuses bavures
américaines – qu’elles relèvent des forces armées ou des sociétés militaires privées – ne sont
évoquées que de manière sommaire dans les médias et ne font jamais la « une » de
l’actualité. Ce choix des rédactions traduit une étonnante sélectivité dans le traitement
médiatique de ces événements et dans le parti pris des informations portées à la
connaissance du public.
LES ATTAQUES CONTRE LA FRANCE AU SUJET DE L’OPÉRATION SIRLI
Selon Disclose, l’aide militaire de Paris apportée à l’Égypte à partir de 2016 afin de lutter
contre le terrorisme aurait été détournée par Le Caire pour bombarder des civils se livrant à la
contrebande dans l’ouest du pays. Le média affirme que des membres de la Direction du
renseignement militaire (DRM) envoyés en Égypte auraient à plusieurs reprises alerté leur
hiérarchie, sans que rien ne soit fait. Ces révélations se fondent sur des documents classifiés
communiqués au média par une source secrète. Il accuse donc la France de collusion avec le
régime d’Al-Sissi et de complicité dans le massacre d’innocents[1].
En dépit de la production d’un certain nombre de documents officiels émanant de la DRM et
du Quai d’Orsay, les accusations formulées par le média apparaissent particulièrement
discutables car fondées sur des éléments fragmentaires ne donnant qu’une vue partielle de la
situation et sur des sites internet de contrebandiers que Disclose considère comme « objectifs
et fiables ». Les arguments du média sont donc totalement orientés car il estime que ces
contrebandiers sont des « civils innocents » ne trafiquant que du riz, mais bien sûr jamais des
armes ni de la drogue, et qu’ils sont sans lien avec les islamistes et la criminalité organisée.
Affirmer qu’il n’y pas de liens entre contrebande et terrorisme est faux. Les uns et les autres
appartiennent ou utilisent, dans la très grande majorité des cas, les mêmes réseaux criminels.
Présenter les trafiquants comme des « civils » est un abus évident de langage afin de créer de
la confusion… Terroristes et criminels sont en effet des civils, mais pas des innocents pour
autant ! De plus, nier que l’Égypte connaît une menace terroriste élevée et de nombreux
trafics d’armes sur ses frontières (Libye, Sinaï, Gaza) relève d’un refus évident de rendre
compte de la réalité. Rappelons que la Libye est le principal marché d’armes d’Afrique du
Nord, depuis le renversement de Kadhafi et le pillage de ses stocks d’armement. Rappelons
également que l’est de la Libye (Dernah, Al-Baïda, Ajdâbiya) a été longtemps le principal foyer
islamiste du pays et que la frontière occidentale de l’Égypte est très difficile à contrôler. C’est
la principale voie d’infiltration des trafiquants du Sahel et des membres des Frères
musulmans, lesquels, bien qu’ils aient été heureusement « étrillés » par le régime de Sissi,
n’ont pas abandonné l’idée de conquête du pouvoir, y compris par la force[2].
Ainsi, contrairement aux conclusions hâtives de Disclose, il n’existe à ce jour aucune preuve
tangible de liens directs entre la surveillance de l’ALSR[3] français et les frappes égyptiennes,
ni sur les effets de celle-ci. Il ne s’agit pas de nier, pour le plaisir de préserver l’honneur des
armées, qu’un détournement des renseignements transmis à notre partenaire ait pu avoir lieu,
mais de le prouver. Certes, selon des notes de la DRM, des risques de dérives avaient été
identifiés et des frappes à partir de nos renseignements ont probablement eu lieu… mais sur
quelles cibles ?
Si l’ALSR français a permis à l’armée égyptienne de frapper et d’éliminer des djihadistes,
responsables d’attentats sur notre sol ou qui opèrent au Sahel, nous ne pouvons que nous en
féliciter. En revanche, si certains de ces renseignements ont conduit au ciblage, erroné ou
délibéré, de contrebandiers, nous ne sommes plus en effet dans notre rôle d’assistance à un
allié. Mais de là à vouloir faire croire à l’opinion que nos renseignements sont à l’origine de
toutes les frappes égyptiennes et que celles-ci n’ont ciblé que des innocents, il y a un monde !
Aussi est-on en droit de soupçonner une manipulation du média, lequel cherche en l’espèce à
la fois le scoop à tout prix et à faire prévaloir ses positions idéologiques.
En effet, Disclose, bien qu’annonçant vouloir jouer un rôle de lanceur d’alerte, appartient à
cette sphère journalistique partiale qui attaque régulièrement le régime égyptien du président
Al-Sissi car il a mis un terme au régime des Frères musulmans. Rappelons que ce
mouvement islamiste extrémiste et haineux est la matrice de tous les groupes terroristes
sunnites appelant au djihad, mais qu’il a toujours bénéficié du soutien d’une certaine gauche
militante et islamophile.
Notons au demeurant que Disclose n’a jamais protesté contre l’occupation d’une partie du
territoire syrien par la Turquie ou par ses frappes contre le PKK ; ni concernant l’agression
azerbaïdjanaise contre le Haut Karabakh, l’ostracisation des populations du Donbass par le
régime de Kiev – qui les a conduit à prendre les armes –, ou les destructions et exactions
militaires saoudiennes au Yémen. Ce média critique la situation des droits de l’Homme en
Égypte, mais jamais en Arabie saoudite, au Bahrein ou en Turquie. Il n’a jamais pris la
défense des coptes égyptiens victimes de la persécution et des attentats des Frères
musulmans, ni rendu compte du fait que Mohamed Morsi livrait des secrets d’Etat égyptiens à
ses parrains turcs et qataris qui l’utilisaient pour islamiser et affaiblir le pays… Dès lors qu’un
média est aussi partial, il convient de prendre ses informations avec la plus extrême prudence.
L’OBSESSION DE LA SOCIÉTÉ MILITAIRE PRIVÉE RUSSE WAGNER
A la mi-décembre dernier, l’Union européenne a décidé de suspendre ses actions de
coopération militaire en République centrafricaine en raison de la présence du groupe Wagner
dans le pays. Des violations des droits de l’Homme et l’influence de ses instructeurs sur
l’armée centrafricaine sont les principaux motifs de l’interruption des actions militaires de la
mission européenne à Bangui.
Paris et Bruxelles ont également menacé le Mali de réduire leur assistance à son armée si
Bamako faisait appel à la société militaire privée (SMP) russe. En effet, selon des
représentants Français et de l’ONU, Bamako a autorisé le déploiement du groupe Wagner sur
son sol. Des observateurs auraient détecté la présence de nombreux opérateurs de la société
– sans être en mesure d’estimer les effectifs – dans le pays, et observé la rotation d’avions
militaires russes, l’installation d’un camp d’accueil sur l’aéroport de Bamako et l’arrivée de
géologues russes associés à Wagner.
Une situation que Paris déplore dans un communiqué commun avec quatorze autres Etats
européens : Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, Estonie, Italie, Lituanie, Norvège, Pays
Bas, Portugal, République Tchèque, Roumanie, Royaume-Uni et Suède. La plupart sont
présents militairement au Sahel, au sein de la Task Force Takuba[4] et de la MINUSMA[5].
Si les États-Unis n’ont pas signé cette déclaration, nul doute qu’ils fassent parti des
instigateurs, la quasi-totalité des signataires étant membres de l’OTAN et Washington
accusant depuis 2014, non sans raison, le Kremlin d’employer en grand nombre les
« mercenaires » de Wagner dans le Donbass (Ukraine) afin que Moscou puisse nier toute
intervention directe dans le conflit.
Pour Paris et ses partenaires européens, l’arrivée des hommes de Wagner génère un risque
majeur pour les opérations. En effet, tous les combattants à peau blanche se ressemblent aux
yeux des locaux. Une confusion des actes de Barkhane, de Takuba et de Wagner – surtout en
cas d’exactions – est fort probable, ce qui pourrait encore alimenter le sentiment anti-français.
De même, le risque de confrontation avec les « mercenaires » russes est également possible.
Pourtant, Wagner n’opère pas directement en Centrafrique, ni apparemment au Mali. En
réalité, il est plus approprié pour désigner les actions « privées » russes de parler des
« conseillers » et des entreprises d’Evgueni Prigojine, contrôlés via sa holding financière
Concord. Ainsi, par exemple, les Russes interviennent au Soudan depuis 2013, via trois
sociétés : M-Finance, à laquelle Wagner fournit des troupes, M-Invest et Meroe Gold, qui
détiennent plusieurs concessions minières dans le pays. En Centrafrique, Prigojine opère via
les sociétés Lobaye Invest (activités minières) et Sewa Security Services, qui fournit des
prestations militaires et de sécurité[6].
Afin de réagir au déploiement de la SMP russe en Centrafrique et au Mali, l’Union européenne
a décidé d’émettre des sanctions contre les Etats coopérant avec Wagner[7]. Elle a adopté
une série de mesures restrictives à l’encontre de la société russe, de huit personnes et trois
entités lui étant liées, impliquées dans de graves violations des droits de l’Homme, notamment
des tortures et des exécutions sommaires, et dans des actions de déstabilisation dans les
pays où elles interviennent.
Si ces faits sont indéniables et si les opérateurs de Wagner sont probablement responsables
des accusations dont ils sont l’objet, il convient de rappeler que Moscou agit, depuis une
dizaine d’années, d’une manière en tout point similaire à ce que font les Américains afin
d’assurer le contrôle et la sécurité dans les pays où Washington intervient – Balkans,
Afghanistan, Irak, Libye, Pakistan, etc. – et dans ceux dans lesquels le Pentagone souhaite
pouvoir nier son implication directe. Dès lors, rien de surprenant à ce que le Kremlin parle
d’une « hystérie occidentale » au sujet de Wagner, les Etats-Unis et leurs alliés refusant de
reconnaître à Moscou le droit d’user des méthodes qu’ils emploient depuis plus de trois
décennies à l’occasion de leurs opérations extérieures. De plus, n’en déplaise aux médias qui
les stigmatisent, les exactions des SMP russes, évidemment condamnables, restent pour le
moment, moindres que celles de leurs homologues américaines.
L’ÉTONNANTE AMNÉSIE DES MÉDIAS OCCIDENTAUX AU SUJET
DES NOMBREUSES BAVURES DES SMP AMÉRICAINES
Le premier Etat occidental à avoir mis sur pied une société militaire privée est l’Afrique du
Sud, en 1989, à la suite de l’accord de paix mettant fin au conflit d’Afrique australe. Se posa
alors la question de la reconversion des nombreux membres des forces spéciales et des
unités de contre-guérilla sud-africaines. Executive Outcomes allait devenir leur débouché
professionnel naturel. La société fut rapidement engagée au Sierra Leone afin d’assurer la
sécurisation de l’extraction et l’exportation des richesses minières du pays (concessions
diamantifères), puis le gouvernement de Freetown fit appel à ses services durant la guerre
civile en 1995.
Ce « business » très juteux dans un monde d’après-guerre froide devenu très instable allait
être également exploité par les Etats-Unis.
A partir de 1994, la société militaire privée américaine Military Professional Resource Inc.
(MPRI) intervint au profit de la Croatie lors des conflits des Balkans en accord avec la politique
de Washington. Elle forma et équipa l’armée croate et conseilla son état-major, participant
directement au succès de l’offensive de l’opération Tempête en Krajina qui permit à Zagreb de
l’emporter face aux Serbes.
Puis Dyncorp, société de services du Pentagone aux activités diversifiées, se mit à son tour
sur le créneau. En 1998, elle fournit la plupart du personnel de la Mission américaine
d’observation au Kosovo. Mais rapidement, les premières dérives allaient apparaître. En 1999,
en Bosnie-Herzégovine, plusieurs de ses employés furent impliqués dans des trafics d’armes
et d’adolescentes. Tous furent licenciés mais aucun ne fut traduit en justice pour ces actes
criminels car, bien qu’étant des opérateurs privés, ils étaient couverts par l’immunité
diplomatique ; et la société conserva la confiance du Pentagone. A partir de 2002, en
Afghanistan, les hommes de Dyncorp furent chargés de la sécurité d’Hamid Karzaï, le
nouveau président afghan, en remplacement de la Delta Force[8].
Mais la SMP américaine la plus tristement célèbre est Blackwater. Fondée en 1997 par Eric
Prince, un ex-Navy Seal, elle devient rapidement une multinationale du mercenariat au service
de la politique étrangère américaine, travaillant notamment en Irak et en Afghanistan pour le
compte du Pentagone.
Bien que n’étant officiellement engagés que pour des contrats défensifs, les hommes de
Blackwater participent à des raids offensifs organisés par la CIA ou le Joint Special Operations
Command (JSOC) en Irak. Dans ce cadre, ils vont alorsmultiplier les frappes inconsidérées et
commettre de nombreuses bavures. En réaction, en mars 2004, quatre membres de la société
sont tués lors d’une attaque à Falloujah. Leurs corps, brûlés, sont pendus à des luminaires
d’un pont sur l’Euphrate avant d’être démembrés par une foule en furie.
Puis le 16 septembre 2007, place Nissour à Bagdad, alors qu’ils circulent en véhicules
blindés, des hommes de Blackwater ouvrent le feu à la mitrailleuse et lancent des grenades
afin de se frayer un passage, bientôt appuyés par des hélicoptères.Les passants tentent
désespérément de se mettre à l’abri. La fusillade sur cette place bondée fait au moins 17
morts et 24 blessés, dont des femmes et des enfants.
Le porte-parole de la société déclara alors que ses employés avaient agi « conformément à la
loi en réponse à une attaque » et que « les civils sur lesquels ils avaient fait feu étaient des
ennemis armés ». Cette version des faits sera rapidement contredite par les témoignages et
les procureurs américains. Toutefois, les poursuites contre Blackwater furent impossibles car
l’Autorité provisoire dirigée par Paul Bremer garantissait aux Américains, militaires et civils,
l’immunité vis-à-vis du droit irakien.
Ce tragique événement survenant après d’autres excès – dont des trafics d’armes organisés
par des membres de Blackwater –, conduisit en 2009, les autorités irakiennes à demander et
obtenir le départ de la société de leur pays[9] . En effet, les preuves des bavures de la SMP
dirigée par Erik Prince étaient accablantes. Dès octobre 2007, un rapport de la Chambre des
Représentants avait recensé, pour la période allant du 1 janvier 2005 au 12 septembre 2007,
195 fusillades impliquant Blackwater à l’occasion desquelles, dans 163 cas, ses employés
avaient ouvert le feu les premiers. Le rapport mentionnait également le meurtre, en décembre
2006, d’un des gardes du corps du vice-président irakien par un employé ivre de Blackwater,
lequel fut rapidement évacué vers les États-Unis sans être inquiété. Le rapport révéla aussi
que Blackwater avait dû procéder à 122 licenciements de « contractors », dont 28 pour usage
inconsidéré d’armes et 25 pour consommation de drogue ou d’alcool. Il s’étonnait enfin que
les autorités américaines (département d’Etat et Pentagone) faisant appel à la société ne
remettent pas en cause ses contrats
De nouveau, en mai 2009, quatre employés de Paravant, une filiale de Blackwater, sont
responsables d’une bavure à Kaboul (un mort et deux blessés). Ils sont licenciés mais aucune
poursuite n’est lancée contre eux.
Néanmoins, en octobre 2013 aux Etats-Unis, quatre anciens membres de la société
responsables des tirs place Nissour à Bagdad en 2007 font face à un nouveau procès. L’un
d’entre eux est condamné à la prison à perpétuité, les trois autres à une peine de 30 ans.
Mais tous les quatre seront graciés par Donald Trump en décembre 2020, ce qui suscitera
une vive indignation en Irak et sera dénoncé par des juristes de l’ONU comme un « affront à la
justice ».
A la lecture de ce très incomplet inventaire des « exploits » des SMP américaines – il ne s’agit
là que des cas les plus connus –, on mesure combien leurs bévues meurtrières ont été
nombreuses en Irak comme en Afghanistan, et l’on comprend qu’elles aient engendré un fort
ressentiment anti-américain chez les populations et nourri la rébellion.
Dès lors, les accusations des Occidentaux à l’encontre du groupe Wagner apparaissent pour
le moins paradoxales car aucun Etat européen n’a condamné ni imposé de sanctions aux
sociétés américaines responsables de crimes infiniment plus nombreux et documentés que
ceux des « contractors » russes. Notons au passage que les Américains ont eu la sagesse de
ne pas être signataires de l’ « appel » de l’UE – sans nul doute conscients que les bévues à
répétition de leurs SMP ne les plaçaient pas en position crédible pour dénoncer Wagner –
mais en ont chargé leurs auxiliaires européens, lesquels se sont immédiatement exécutés.
D’autant que les SMP américaines n’ont pas été les seules à cibler sans vergogne des
innocents. Les unités militaires clandestines[10] déployées par Washington sur ses théâtres
d’opération se singularisent également par leur mépris des vies humaines et leur emploi
démesuré de la force, sans souci des dégâts collatéraux.
LES CRIMES DE GUERRE DES UNITÉS SPÉCIALES AMÉRICAINES EN SYRIE
Alors que la presse occidentale accordait, à la mi-décembre, toute son attention aux dérives
de Wagner, les révélations par le New York Times concernant deux graves affaires dans
lesquelles des unités militaires américaines se sont rendues coupables de crimes de guerre
en Syrie n’ont quasiment pas été reprises par les médias européens, et à peine par ceux des
pays anglo-saxons.
Le premier article est daté du 13 novembre[11] et le second du 12 décembre[12]. Tous deux
évoquent de manière très documentée les exactions conduites en Syrie par deux unités, Talon
Anvil et la Task Force 9, qui n’ont pas hésité à cibler des populations civiles sans vérification.
LES FRAPPES INDISCRIMINÉES DE LA TASK FORCE 9 ET DE
TALON ANVIL
A partir de 2014, après que l’État islamique eut envahi de grandes parties de l’Irak et de la
Syrie, une unité d’opérations spéciales classifiée appelée Task Force 9 supervisa la contre-
offensive américaine en Syrie (opération Inherent Resolve). Elle avait de multiples missions :
– les Bérets verts du 5th Special Forces Group de l’US Army formaient les forces kurdes et
arabes syriennes alliées[13] et coordonnaient leurs actions ;
– de petits groupes d’opérateurs de la Delta Force étaient chargés de conduire des raids
contre des objectifs de grande valeur de l’État islamique ;
– une cellule appelée Talon Anvil était chargée d’identifier des cibles terroristes (convois de
véhicules, dépôts d’armement, centres de commandement, groupes de combattants ennemis,
etc.) et de les désigner aux frappes aériennes.
– une seconde cellule de renseignement travaillait avec la CIA mais n’était responsable que
d’une fraction mineure des frappes car elle avait pour mission de ne s’en prendre qu’aux
cadres dirigeants de l’État islamique.
Talon Anvil opéra en Syrie de 2014 à 2019. Elle travailla d’abord depuis Erbil, en Irak, puis, au
fur et à mesure que l’offensive contre Daech progressait, elle s’implanta dans une cimenterie
désaffectée dans le nord de la Syrie puis dans un complexe résidentiel près de la frontière
irakienne appelé Green Village.
Talon Anvil était une petite unité ultrasecrète composée d’une vingtaine d’opérateurs,
essentiellement des membres de la Delta Force. Extérieurement, peu de signes permettaient
de discerner qu’ils étaient militaires. Ils n’avaient ni grade ni uniforme et s’appelaient par leurs
prénoms. Beaucoup portaient des barbes broussailleuses et travaillaient en civil. Mais depuis
leur salle de contrôle, ils contrôlaient une flotte de drones Predator et Reaper hérissés de
missiles Hellfire et de bombes guidées laser qu’ils guidaient sur Daech. Ils désignaient leurs
cibles à partir d’informations provenant des forces kurdes et syriennes, d’interceptions
électroniques, de vols de reconnaissance de drones ou d’aéronefs, etc.
De 2014 à 2019, Talon Anvil a dirigé des milliers de frappes – le New York Times parle de 112
000 bombes et missiles – contre les combattants de l’État islamique en Syrie. « Ils étaient
impitoyablement efficaces et bons dans leur travail » raconte un officier de renseignement de
l’US Air Force ayant travaillé avec ses membres. « Mais cette cellule a aussi fait beaucoup de
mauvaises frappes », notamment parce qu’elle a interprété de manière extensive les règles
d’engagement de l’armée.
En effet selon de nombreux responsables militaires et du renseignement, les frappes
indiscriminées demandées par Talon Anvil tuait régulièrement des civils. Elle n’hésitait pas à
guider les tirs de drones et d’aéronefs sur des foules et des immeubles d’habitation, tuant des
personnes qui n’avaient aucun rôle dans le conflit : agriculteurs dans leur champ, enfants
jouant dans la rue, familles fuyant les combats ou villageois s’abritant dans des bâtiments.
L’unité serait ainsi à l’origine d’un nombre élevé de morts de civils et l’on observe que durant
sa période d’activité, le taux de pertes civiles en Syrie a considérablement augmenté.
Quatre incidents sont en particulier relatés par le New York Times :
– A l’automne 2016, près de la ville de Manbij, trois hommes munis de sacs de toile travaillent
dans une oliveraie. Bien qu’ils n’aient pas d’armes et ne se soient pas trouvé à proximité de
combats, Talon Anvil les a éliminé considérant qu’ils étaient sûrement des combattants de
Daech.
– Début mars 2017, Talon Anvil a envoyé un drone Predator au-dessus de la ville de Karama
pour frapper les positions de Daech dans la région en vue d’une offensive prévue une
semaine plus tard. Après que le drone eut survolé la ville à l’aube, un opérateur de Talon Anvil
transmit un message sur le forum de discussion indiquant que tous les civils avaient fui la
zone et que ne se trouvaient plus sur place que des combattant ennemis. L’unité décida alors
de frapper un bâtiment qu’elle considérait être un centre d’entraînement des djihadistes.
Toutefois, une équipe de renseignement de l’armée de l’air observait la situation depuis un
centre d’opérations situé aux États-Unis. Même avec des capteurs infrarouges, les analystes
ne détectèrent pas de mouvement dans ce bâtiment. Selon eux, les capteurs suggéraient
seulement qu’un téléphone cellulaire ou une radio de l’ennemi pouvait se trouver dans le
voisinage, mais ils étaient incapables de le localiser. Néanmoins, Talon Anvil n’attendit pas de
confirmation et ordonna la frappe, et un drone Predator largua une bombe de 500 livres à
travers le toit. Lorsque la fumée se dissipa, les analystes de l’US Air Force découvrirent avec
consternation sur leurs écrans des femmes et des enfants sortant en titubant du bâtiment
partiellement effondré, certains ayant perdu bras ou jambes, d’autres traînant des morts. Ils
dénombrèrent 23 morts ou blessés graves, 30 blessés légers, tous probablement civils.
– En juin 2017, les forces soutenues par les États-Unis attaquèrent Raqqa, la plus grande ville
syrienne tenue par Daech. Des civils cherchèrent alors à fuir les combats et embarquèrent sur
des ferries de fortune pour traverser l’Euphrate. Talon Anvil ordonna alors des frappes qui
coulèrent plusieurs de ces bateaux, tuant au moins 30 personnes.
– Mais c’est en mars 2019 qu’eut lieu la frappe la plus dramatique. Dans les derniers jours de
la bataille contre l’État islamique en Syrie, les membres de Daech étaient encerclés dans un
camp près d’une ville appelée Baghuz. Le site regroupait les militants les plus endurcis qui
avaient juré de se battre jusqu’à la mort. Dans la ville, parmi les abris de fortune, les véhicules
criblés de balles et les bunkers sommaires, se trouvaient des dizaines de milliers de femmes
et d’enfants. Certains étaient là de leur plein gré, d’autres non. La coalition assiégeait les
lieux, espérant affamer les combattants. En six semaines, 29 000 personnes, pour la plupart
des femmes et des enfants, s’étaient rendues. Les drones de la coalition surveillaient le camp
24h/24 depuis des semaines et en connaissaient presque chaque centimètre carré, y compris
les mouvements quotidiens des groupes de femmes et d’enfants qui se rassemblaient pour
manger, prier et dormir près d’une rivière.
Le 18 mars 2019, un drone de l’US Air Force tournait à haute altitude au-dessus de Baghuz, à
la recherche de cibles militaires car le camp abritait toujours un grand nombre de personnes,
des combattants et leurs familles. Mais ce matin-là, les analystes du Centre d’opérations
aériennes combinées de l’armée américaine au Qatar ne virent qu’une foule de femmes et
d’enfants regroupés au bord de la rivière. Soudain, un avion d’attaque américain F-15E
traversa le champ de vision de leur drone et largua une bombe de 500 livres sur la foule,
l’engloutissant dans un nuage de sable et de fumée. Lorsque la fumée se dissipa, quelques
personnes s’éloignèrent pour se mettre à l’abri. Puis l’appareil revint et largua trois bombes de
2 000 livres tuant la plupart des survivants.
Au Qatar, le personnel qui suivait en direct les images du drone était incrédule. L’un des
analystes demanda « Qui a largué ça ? ». Un autre s’exclama : « On vient de tuer cinquante
femmes et enfants » ; mais une première évaluation des dommages révéla que le nombre de
morts était supérieur à 70.
La Task Force 9 conteste cette version des faits. Selon elle, ce jour-là, des centaines de
combattants de l’État islamique piégés dans le camp de Baghuz ont lancé à l’aube une contre-
offensive, contre les forces de la « coalition ». Pour les arrêter, Talon Anvil déclencha des
frappes d’arrêt, qui furent si nombreuses qu’en milieu de matinée, elle avait utilisé tous les
missiles de ses drones. Vers 10 heures, les forces syriennes locales signalèrent qu’elles
étaient sous le feu et en danger d’être submergées, et ont demandé une frappe aérienne.
Un officier du 5e SFG regarda les images du drone d’observation utilisé par la Task Force 9 et
n’y vit pas de civils. Mais ce drone n’avait qu’une caméra à définition standard – l’officier dira
plus tard qu’il n’y avait pas de drones à haute définition dans la zone lui permettant d’obtenir
une meilleure vue de la cible. Il donna donc l’ordre de tirer. Comme il ne restait plus de
missiles de précision, il fit appel à un aéronef doté de bombes de 500 et 2 000 livres et la
frappe fut classée comme étant de la « légitime défense ».
En fait, un drone haute définition était disponible sur zone, mais la Talon Anvil ne l’a pas
utilisé. Or, ce drone haute définition a enregistré une scène très différente de celle décrite par
l’unité. Selon les analystes image, seuls deux ou trois hommes erraient dans le camp près de
la foule. Ils étaient armés de fusils mais ne semblaient pas engager les forces de la coalition
ou agir d’une manière pouvant justifier une frappe « d’autodéfense » avec des bombes de
2 000 livres.
La frappe de Baghuz a été l’un des plus importants drames de la guerre contre l’État
islamique, celui qui a fait le plus de victimes civiles. Les observateurs qui se sont rendus sur le
site du bombardement le lendemain ont trouvé de très nombreux corps de femmes et
d’enfants morts, qualifiant la frappe de « terrible massacre ». Mais elle n’a jamais été
reconnue publiquement par l’armée américaine.
DES ALERTES IGNORÉES
Les militaires ou membres de la CIA qui ont travaillé avec Talon Anvil de 2014 à 219 déclarent
que dans sa précipitation à détruire l’ennemi, l’unité a contourné les règles imposées par le
Pentagone afin de protéger les non-combattants, ce qui a rapidement alarmé ses partenaires
car elle tuait des civils qui n’avaient aucun rôle dans le conflit. De même, plusieurs villes
syriennes, dont la capitale régionale, Raqqa, ont été quasiment détruites par les
bombardements. Plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme affirment que la
coalition a causé la mort de milliers de civils pendant cette guerre.
Pourtant, le Pentagone a présenté la guerre aérienne contre l’État islamique comme la plus
précise et la plus « humaine » de l’histoire militaire, affirmant que des règles d’engagement
très strictes et la supervision de hauts gradés ont permis de limiter au maximum les victimes
collatérales en dépit du rythme féroce de bombardements. Néanmoins, plusieurs
responsables militaires reconnaissent que la majorité des frappes n’ont pas été validées par
l’état-major d’Al-Udeid au Qatar, mais déclenchée par des commandos – sergent ou sergent-
chef – de la Delta Force appartenant à Talon Anvil.
Certes, les opérateurs de cette unité ont subi une pression énorme afin de protéger les forces
terrestres kurdes et syriennes et de permettre la réussite des offensives. Se sentant entravés
par les règles régissant les frappes aériennes, ils ont trouvé le moyen de les déclencher plus
rapidement en prétendant qu’elles avaient pour but « l’autodéfense ».
En effet, la plupart des restrictions ne s’appliquaient qu’aux frappes offensives. Il y en avait
beaucoup moins concernant les frappes défensives dont le but était de protéger les forces
alliées confrontées à une menace imminente. Le droit des conflits armés permet aux troupes
en situation de danger de mort de demander des frappes en vertu de ce que les règlements
militaires appellent un « droit inhérent à la légitime défense ». Dans ce cas, le commandant
américain permettait aux opérateurs de terrain de demander des frappes sans remonter toute
la chaîne hiérarchique et ses règles. De plus, ces frappes défensives ne nécessitaient pas de
justification fondée sur du renseignement, contrairement aux opérations offensives, qui en
exigeaient une.
Les forces américaines et leurs alliés locaux invoquèrent donc cet argument lorsqu’ils étaient
confrontés non seulement à des tirs ennemis directs, mais aussi à toute personne affichant
une « intention hostile ». Selon cette définition, en véhicule situé à des kilomètres des forces
amies, mais roulant dans leur direction pouvait dans certains cas être visé. Ainsi, Talon Anvil a
commencé à justifier toutes les frappes demandées au nom de la légitime défense des unités
de terrain, ce qui lui permettait d’agir rapidement, quand bien même les cibles étaient situées
à des kilomètres.
Les militaires ayant travaillé avec Talon Anvil ont par ailleurs déclaré que l’unité s’appuyait trop
souvent sur des renseignements peu fiables provenant des forces terrestres kurdes et arabes
ou se précipitait pour attaquer sans se soucier des civils se trouvant à proximité. Les membres
de la cellule d’attaque décidaient souvent seuls d’une cible ennemie alors qu’il y avait peu de
preuves à l’appui.
Une partie du problème venait du fait que les opérateurs Delta, qui changeaient à peu près
tous les quatre mois, étaient formés comme des commandos d’élite mais avaient peu
d’expérience dans la gestion d’une cellule de guidage de frappes aériennes. En outre, la
multiplication des tirs qu’ils ordonnait éroda peu à peu leur humanité. Ainsi, la grande majorité
des frappes de Talon Anvil tuèrent beaucoup moins de combattants ennemis que de civils.
Les partenaires de la cellule s’en sont rapidement aperçus et ont alerté leur hiérarchie à
mesure que les mauvaises frappes se multipliaient. Les pilotes de l’US Air Force ont parfois
refusé de larguer des bombes parce que Talon Anvil voulait frapper des cibles douteuses dans
des zones densément peuplées. Le centre d’opérations de l’US Air Force a été à plusieurs
reprises informé suite à ces bad strikes, mais ses chefs semblaient réticents à enquêter sur
cette unité secrète. Y compris au sein de Talon Anvil, certains opérateurs ont parfois refusé de
demander des frappes visant des personnes qui ne participaient pas au combat.
Après avoir vu à une dizaine de reprises la cellule ordonner des bombardements sans
considération pour les civils, les personnels de la CIA se sont également plaints au JSOC de
ces frappes indiscriminées déclenchées par des sous-officiers et ont alerté les autorités sur
ces dérives. Le personnel du Centre des opérations aériennes au Qatar a aussi fait remonter
ses doutes concernant les frappes commandées par l’unité. Les avocats de l’armée de l’air
ont commencé à tenir le compte des bombardement demandés par Talon Anvil au titre de
l’autodéfense, puis les a comparé avec les images des drones et d’autres preuves. Fin 2018,
environ 80 % de toutes les frappes aériennes demandées par Talon Anvil invoquaient la
légitime défense, alors que c’étaient les Américains et leurs alliés qui étaient à l’offensive. De
plus, cette analyse montra que les opérateurs de la cellule justifiaient leurs demandes en
donnant des renseignements qu’il était impossible de vérifier via les images de drones.
Plus grave encore, certains membres de Talon Anvil poussaient les analystes à dire qu’ils
avaient vu des preuves – par exemple des armes – pouvant légalement justifier une frappe…
même lorsqu’il n’y en avait pas ! Si un analyste ne voyait pas ce qu’un opérateur Delta de la
cellule voulait, il le demandait à un autre. Et lorsque les analystes vérifiant les images des
frappes de drones et de missiles commencèrent à contester les affirmations de Talon Anvil –
notamment celles qualifiant de « combattants de Daech » des corps qui étaient clairement
ceux d’enfants – les opérateurs de la cellule se mirent à couper les caméras des drones peu
avant une frappe, empêchant ainsi la collecte de preuves vidéo.
Toutefois, bien qu’un certain nombre de cadres du centre d’opérations aient soupçonné Talon
Anvil d’inclure des fausses informations trompeuses dans leurs demandes afin de justifier les
frappes, ils considéraient ne pas avoir suffisamment de preuves pour faire incriminer la cellule.
Et en dépit des alertes répétées provenant de l’US Air Force et de la CIA, il n’a jamais été
mené d’enquête indépendante sur ces bombardements ayant tué chaque fois des dizaines de
femmes et d’enfants.
L’ABSENCE DE RÉACTION DES AUTORITÉS
Les règlements du Pentagone exigent que toute violation « possible, soupçonnée ou
présumée » du droit des conflits armés soit immédiatement signalée au commandant d’unité,
ainsi qu’aux enquêteurs criminels, aux chefs d’état-major interarmées et au secrétaire à la
Défense. Pourtant, rien de tel n’a eu lieu. Ces frappes non justifiées n’ont entraîné aucune
enquête des autorités militaires.
Dans l’affaire de Karama (mars 2017), un officier de l’US Air Force a déclaré avoir
immédiatement signalé les pertes civiles au centre d’opérations d’Inherent Resolve, mais dit
n’avoir jamais reçu de réponse bien que l’armée américaine se soit engagée à enquêter et à
rendre public chaque cas de victimes civiles. Aucun enquêteur militaire ne l’a jamais contacté.
Pourtant les preuves de l’attaque – enregistrements des forums de discussion, coordonnées
des bombardements, vidéos, etc. – sont stockées sur des serveurs gouvernementaux. Mais
en raison du secret entourant Talon Anvil, tout est classifié.
Dans celle de Baghuz (mars 2019), après avoir visionné les images, un avocat de l’armée de
l’air, le colonel Korsak, a ordonné aux analystes d’Al-Udeid de préserver neuf éléments de
preuve, dont les vidéos, et a prévenu sa chaîne de commandement que cette frappe constituait
un possible crime de guerre qui nécessitait une enquête. Il a également ajouté que
Talon Anvil semblait couvrir ses violations répétées des règles d’engagement en invoquant
abusivement « l’autodéfense ». Il a insisté à plusieurs reprises auprès des autorités et des
enquêteurs criminels de l’US Air Force pour qu’ils agissent. Comme ils ne le faisaient pas, il a
alerté l’inspecteur général indépendant du ministère de la Défense.
Mais à presque tous les niveaux, les militaires ont pris des mesures pour dissimuler ces
frappes catastrophiques. Le nombre de morts a été minimisé et les comptes-rendus ont été
retardés, expurgés et classifiés. A Baghuz, les forces de la coalition dirigée par les États-Unis
ont même rasé le site du bombardement au bulldozer afin de faire disparaître toute preuve. Et
les hauts dirigeants n’ont pas été informés.
L’inspecteur général indépendant du ministère de la Défense a ouvert une enquête sur les
pertes civiles, mais son rapport publié au printemps 2021 demeure « Top secret ». Cependant,
son bureau a reconnu que ce rapport ne mentionnait pas Baghuz ! Deux ans après la frappe,
ne voyant aucune preuve que l’organisme de surveillance prenait des mesures, le colonel
Korsak a envoyé un courriel à la commission des Forces armées du Sénat, disant que ses
supérieurs n’avaient pas ouvert d’enquête.
Les détails des frappes demandées par la Task Force 9 via sa cellule Talon Anvil ont été
reconstitués par le New York Times pendant des mois à partir de documents confidentiels et
d’entretiens avec des personnels civils et militaires ayant été directement impliqués dans ces
actions. L’enquête du média a permis de révéler que le bombardement de Baghuz avait été
ordonné par la Task Force 9 sans que le commandement des opérations aériennes au Qatar
n’en soit informé.
Après que le New York Times ait transmis ses conclusions au Central Command, qui
supervise la guerre aérienne en Syrie, celui-ci a reconnu pour la première fois la réalité de ces
frappes, mais a affirmé que celles-ci étaient justifiées. Il a concédé qu’il n’était pas certains
que toutes les victimes aient été des combattants de Daech, mais il a déclaré qu’il n’était pas
non plus convaincu qu’elles soient des « civils innocents », parce que les femmes et les
enfants de l’État islamique prenaient parfois les armes.
Néanmoins, à la suite de la parution du premier article du New York Times en novembre 2021,
le secrétaire à la Défense Lloyd J. Austin III a enfin ordonné une enquête de haut niveau sur
les actions commanditées par Talon Anvil…
Dérives, débordements et exactions militaires se sont malheureusement toujours produits à
l’occasion des conflits. Les principaux responsables en ont été les Britanniques dans leur lutte
contre l’indépendance irlandaise (1919-1921), les Allemands et les Japonais pendant la
Seconde Guerre mondiale – à une échelle incomparable –, la France et le Royaume-Uni à
l’occasion des conflits de la décolonisation, puis les Américains pendant la guerre du Viêt-
Nam (massacre de My Lai, agent Orange) et les Soviétiques en Afghanistan. Depuis la fin de
la Guerre froide, les victimes collatérales des opérations militaires ont été également
nombreuses, en particulier à l’occasion des opérations russes en Tchétchénie comme sur tous
les théâtres où les Américains ont déclenché leur guerre planétaire contre le terrorisme
(GWOT). Les actions de leurs SMP et d’unités comme Talon Anvil en sont les preuves
flagrantes.
En dépit de leurs efforts médiatiques pour mettre en lumière les dérapages de leurs
adversaires, les Américains commettent autant de bavures et de crimes de guerre que leurs
rivaux. C’est pourquoi faire croire que ces derniers sont les seuls auteurs de ce type d’acte
n’est qu’une désinformation orchestrée pour se donner le beau rôle. Qu’il s’agisse des bévues
de leurs SMP ou de leurs forces armées, force est de constater l’extrême rareté des
condamnations médiatiques, comme l’absence de sanctions de l’Union européenne contre
ces sociétés ou contre les États-Unis et leur armée. Le ciblage des populations du Donbass
par les ultra-nationalistes ukrainiens est également passé sous silence. Seuls les Russes sont
« coupables ».
Passés maîtres dans la manipulation des faits et des médias, comme dans l’art du storytelling
et de la diversion, les Américains et leurs auxiliaires de l’OTAN servent à l’opinion publique
occidentale les plats médiatiques qu’ils ont concocté à leur bénéfice, afin de faire prévaloir
leur vision du monde et servir leurs intérêts. Le Russian Bashing en est un exemple flagrant…
comme le fut celui du French Bashing en 2003 !
[1] https://disclose.ngo/fr/article/source-memos-terreur-egypte
[2] Eric Denécé, « Opération Sirli : zones d’ombres et soupçons de manipulation »,
Fildmedia.com, 5 décembre 2021.
[3] Avion léger de surveillance et de renseignement.
[4] Composée principalement d’éléments des forces spéciales de plusieurs pays de l’UE, elle
est chargée d’assister les forces armées maliennes dans leur lutte contre les groupes
djihadistes.
[5] Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali.
[6] Mathieu Olivier, « Russie-Afrique : Wagner, enquête sur les mercenaires de Poutine »,
Jeune Afrique, 26 juillet 2021
[7] Décision du Conseil Affaires étrangères du 13 décembre 2021.
[8] Début 2003, elle est rachetée par la société Computer Science Corporation (CSC), qui
travaille également pour le Pentagone.14/14
[9] À la suite de ces faits, Blackwater adopte le nom de X en février 2009, puis change à
nouveau son nom pour celui d’Academi en décembre 2011.
[10] Cf. Eric Denécé et Alain-Pierre Laclotte, La Nouvelle guerre secrète : unités militaires
clandestines et opérations spéciales, Mareuil éditions, Paris, 2021.
[11] Dave Philipps and Eric Schmitt, “How the U.S. Hid an Airstrike That Killed Dozens of
Civilians in Syria”, The New York Times, 13 novembre 2021.
[12] Dave Philipps, Eric Schmitt and Mark Mazzetti, “Civilian Deaths Mounted as Secret Unit
Pounded ISIS”, The New York Times, 12 décembre 2021.
[13] Rappelons que ce que les Américains appelaient « Forces syriennes alliées » étaient les
quelques combattants de l’Armée syrienne libre (ASL), dont la majorité des membres, une fois
formés et équipés, partaient rejoindre divers groupes djihadistes dont le Front Al-Nosrah, la
filiale d’Al-Qaïda en Syrie, localement en conflit avec Daech.