Éric Branca : « Face à l’unilatéralisme américain, les leçons toujours actuelles de la politique étrangère de De Gaulle »

Source : marianne.net – 20 mai 2022 – Eric Branca

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À l’occasion de la réédition de son livre L’ami américain (Perrin), l’historien et journaliste Éric Branca revisite avec nous l’histoire conflictuelle de la France du Général de Gaulle avec les États-Unis. Laquelle éclaire, selon lui, les enjeux du conflit actuel en Ukraine et le rôle de la France dedans.

Marianne : Dans L’ami américain vous faites le récit des rapports conflictuels qu’ont entretenu le Général de Gaulle et les États-Unis entre 1940 et 1969. Avez-vous eu l’impression de contredire un récit officiel ?

Eric Branca : Disons que j’ai eu à cœur d’éclairer des angles morts qui, une fois exposés au grand jour, grâce notamment au renfort des archives américaines déclassifiées et aux témoignages de quelques grands témoins que j’accumulais depuis les années 1980, offrent une lecture sensiblement différente des évènements. De Gaulle lui-même faisait une distinction fondamentale entre le peuple américain, qui l’a toujours accueilli avec ferveur et dont 200 000 soldats sont morts pour chasser les Allemands du territoire national, et la politique des États-Unis, invariablement hostile à toute velléité d’indépendance de la part de ses alliés. Et ce, quelle que soit la couleur de l’administration au pouvoir. Le plus stupéfiant, le plus contraire, surtout, à légende dorée de l’Amérique libératrice, c’est la compromission jamais démentie de Roosevelt avec le régime de Vichy et ses hommes, et ce jusqu’en 1944, pour tenter d’empêcher la France de recouvrer l’entièreté de sa souveraineté nationale. « On est allé jusqu’à imprimer une monnaie de singe, le « billet drapeau ». »

J’en veux pour preuve le choix de la Maison Blanche de soutenir Pétain jusqu’en 1942 (malgré Montoire, malgré la Collaboration) puis successivement Darlan et Giraud contre de Gaulle. Sans parler de la tentative avortée de l’OSS (l’ancêtre de la CIA), juste avant la libération de Paris, de confier à Pierre Laval – Laval, l’homme le plus détesté de France ! – le soin de rétablir le régime républicain qu’il avait aboli en juillet 1940 en donnant les clés du pouvoir au Maréchal… Préférer Darlan et Laval, c’est-à-dire des valets de l’Occupant, à l’homme qui, le 18 juin, avait ramassé l’épée de la France : voilà qui en dit long sur la manière dont Roosevelt entendait exercer son leadership de vainqueur ! En s’appuyant sur des gens qui avaient tellement à se faire pardonner qu’ils auraient devancé ses désirs, comme naguère ils avaient devancé ceux d’Hitler…

 De Gaulle parlait – dans ses entretiens avec Alain Peyrefitte publiés à titre posthume – du débarquement américain comme du « prélude à une seconde occupation du pays »

« Occupation » est le mot que les Américains eux-mêmes avaient choisi pour qualifier l’administration militaire qu’ils souhaitaient installer, la fameuse AMGOT. Comprendre : Allied Military Government of Occupated Territories. Dès la fin 1942, des écoles avaient été créées en Grande-Bretagne pour former le personnel civil de ce gouvernement militaire allié. La France figurait dans la liste des territoires à « occuper », au même titre que l’Allemagne, l’Italie et le Japon ! On est allé jusqu’à imprimer une monnaie de singe, le « billet drapeau », dont le pouvoir d’achat aurait été encore plus défavorable que celui concédé au franc par les Allemands, vis-à-vis du mark, entre 1940 et 1944… De Gaulle fera échouer cette manœuvre in extremis grâce à la Résistance et aux commissaires de la République, choisis par Alexandre Parodi et Michel Debré, lesquels prendront la place des préfets de Vichy avant que ne déboulent les administrateurs de l’AMGOT et leurs fourgons de billets dont l’encre était à peine sèche. « Roosevelt rêvait de diviser la France en trois ! »

Mais il y a pire : en 1942-1943, dans leur grand dessein de restructurer l’Europe à leur main, les Américains voulaient aussi démanteler le territoire français. Leur plan était étonnamment voisin de celui d’Hitler, si l’Axe avait gagné. Comme le rappelle Jean-Paul Cointet dans son étude magistrale, Hitler et la France (Perrin, 2014), celui-ci voulait la couper en sept. Roosevelt rêvait, lui, de la diviser en trois ! Au Nord, une grande principauté belgo-luxembourgeoise ; à l’Est, une nouvelle Lotharingie vouée à l’exploitation du charbon et à la production l’acier et, en prime, la rive gauche du Rhône donnée à l’Italie, pour la remercier d’avoir changé de camp en 1943… Voilà qui n’allait pas spécialement prédisposer de Gaulle à faire confiance à « l’ami américain »…

Sans refaire l’histoire de cet affrontement à bas bruit, pourquoi De Gaulle se méfiait-il de Jean Monnet ?

Parce que Monnet, d’emblée, a fait de lui l’homme à abattre ! Le 6 mai 1943, il écrit ainsi à Harry Hopkins, le principal conseiller de Roosevelt : « Il faut se résoudre à conclure que de Gaulle est un ennemi de la construction européenne (et) qu’en conséquence, il doit être détruit dans l’intérêt des Français… ». Le 5 août suivant, il précisait sa pensée dans son mémorandum célèbre au président américain : « Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur la base des souverainetés nationales. Ils devront former une fédération qui en fasse une unité économique commune ». Une fédération sans fédérateur ? Sachant bien la chose impossible, Monnet n’a guère au besoin de préciser la mission que, dans cette perspective, il assigne aux États-Unis : assurer la direction politique de cet ensemble après en avoir vendu, clés en main, le projet à l’Europe exsangue de l’après-guerre. « Détruire » le premier résistant de France au motif qu’il refuse de céder à la libido dominandi américaine, c’est tout de même assez violent, non ? « Il faut se résoudre à conclure que de Gaulle est un ennemi de la construction européenne (et) qu’en conséquence, il doit être détruit dans l’intérêt des Français. » Jean Monnet

Ce rôle joué par Monnet, de Gaulle ne le découvrira vraiment qu’après la guerre, non sans avoir, en 1944, tranché en sa faveur dans le conflit prémonitoire qui opposait, dans le gouvernement de la Libération, Pierre Mendes-France à René Pleven, l’homme lige de Monnet. Mendès est dirigiste, Pleven libéral. Le premier veut tout axer sur l’accroissement de la production, quitte à imposer des mesures drastiques pour orienter l’investissement en taxant, notamment, les profits illicites réalisés pendant l’Occupation ; le second entend relancer la consommation par l’importation massive de produits américains achetés… en empruntant non moins massivement à la Banque centrale américaine ! Après moult hésitations, de Gaulle qui a besoin de fonds pour financer l’effort de guerre, donne raison à Pleven. Mendès démissionne. Et le 3 janvier 1946, le Général fait de Monnet son délégué général au Plan. Moins de trois semaines plus tard, il quittera le pouvoir, chassé par les partis qui, tels les émigrés de 1815, n’avaient « rien appris ni rien oublié ». Monnet, lui, restera et deviendra le grand marionnettiste du régime, en liaison constante avec la Maison Blanche comme l’attestent ses Mémoires. Son premier acte sera de convaincre le nouveau chef du gouvernement, Léon Blum, d’emprunter 650 millions de dollars aux États-Unis pour financer la reconstruction.

Toute l’histoire de la IVe République, bientôt tenue en laisse par le Plan Marshall, est scellée dès ce moment. Le pire est que, contrairement à la fable du loup et du chien, le fait d’abdiquer son indépendance n’offrira au régime ni le confort, ni la sûreté. Il s’endettera tellement qu’en mai 1958, soit quelques jours avant le retour au pouvoir de De Gaulle, le Trésor public avait dans ses caisses juste assez de devises pour payer cinq semaines d’importations et que Monnet avait dû s’envoler vers les États-Unis pour négocier en catastrophe un nouveau prêt de 500 millions de dollars ! Étonnez-vous après cela que la priorité du Général, une fois aux affaires, sera de se débarrasser de ses dollars et de rembourser ses dettes pour avoir les mains libres, ce qui sera fait, en intégralité, le 1er janvier 1967…

Le sujet de notre rapport historique conflictuel aux États-Unis se pose à nouveau avec la guerre en Ukraine. et la question de la différence de vision, voire d’agenda, entre les Américains et les Européens. Sans trop entrer dans une forme de politique-fiction, comment aborder ces évènements en gaulliste ?

Il est toujours périlleux de faire parler un mort ou de dire ce qu’il aurait fait, mais il est relativement simple de savoir ce qu’il n’aurait pas fait, sachant ce qui a constitué la logique profonde de son existence et de son action, en l’occurrence l’indépendance de la France et sa mise au service de la paix en luttant contre les empires. Pour de Gaulle, la politique était un prolongement de l’Histoire

De Gaulle n’a jamais condamné l’impérialisme américain en Amérique latine et au Vietnam sans condamner symétriquement l’impérialisme russe en Europe de l’Est. Il ne fait donc aucun doute qu’au nom de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, il aurait condamné l’intervention russe en Ukraine. Mais il ne l’aurait pas fait sans fixer toutes les responsabilités, autrement dit sans remonter aux sources de ce conflit, à savoir le piège qui a été tendu à l’URSS agonisante, en lui laissant espérer que si elle dissolvait le pacte de Varsovie, l’Otan serait dissoute. À tout le moins, qu’elle n’avancerait pas d’un « pouce » (“not one inch eastward”) selon l’expression employée en février 1990 par James Baker quand il a proposé le deal à Gorbatchev. Or non seulement l’Otan n’a pas été dissoute quand le Pacte de Varsovie l’a été, mais elle s’est étendue, comme on sait, jusqu’aux frontières de l’ex-URSS. Voilà la chaîne des responsabilités. Pour de Gaulle, la politique était un prolongement de l’Histoire, dont il rappelait sans cesse le poids. Ce n’était pas du storytelling fabriqué à la demande par les spin doctors de la Maison Blanche ou du département d’État dans le but de transformer en diables ceux qui veulent rester maîtres chez eux…

Bruno Tertrais écrit dans Le Figaro que « l’Europe n’est pas somnambule. Elle est sortie de son long sommeil stratégique, elle a compris le tragique de l’histoire. » Êtes-vous d’accord ?

Je pourrais l’être si on voyait émerger une volonté de défense authentiquement européenne. Or ce qu’on voit est plutôt l’approfondissement de notre sujétion aux intérêts géostratégiques américains… Un approfondissement rendu possible par la décision de Nicolas Sarkozy, en 2009, de réintégrer le commandement militaire intégré que de Gaulle nous avait fait quitter afin, disait-il, que la France ne soit pas entraînée « dans une guerre qui ne serait pas la sienne ». Nous y sommes, non ? Avec déjà des effets économiques collatéraux, fort bien décrits dans vos colonnes, par André Kaspi (qu’on ne peut suspecter d’anti-américanisme !) quand il explique comment l’embargo sur le gaz russe renforce le contrôle américain sur nos politiques. « Quand la Russie décide de ne plus livrer de gaz à l’Europe, dit-il, les États-Unis proposent de vendre leur gaz liquéfié. À qui cela profite-t-il ? Aux entreprises américaines, celles qui commercent comme celles qui pompent. On observe à la fois un renforcement de la présence américaine et un affaiblissement de l’UE, qui est déjà minée par les divisions. » On ne peut mieux dire. « Poutine a sorti l’Organisation de l’état de « mort cérébrale » que constatait Emmanuel Macron… »

Dans L’ami américain, je remonte aux sources de cette situation pour le moins paradoxale : plus on parle de « défense européenne » et plus l’Europe s’en remet à d’autres pour assurer sa sécurité. Tout s’est joué en 1963 quand les États-Unis, avec l’aide de Jean Monnet, ont fait en sorte de vider de son contenu le Traité de l’Élysée conclu par de Gaulle et le chancelier Adenauer, texte qui, on l’oublie systématiquement, ouvrait la voie à une Europe de la défense véritablement indépendante. D’abord parce que l’OTAN n’y était nulle part citée. Ensuite et surtout parce qu’il prévoyait la création d’instituts franco-allemands de recherche stratégique et l’élaboration de programmes communs d’armements. Pouvait-on mieux signifier une émancipation progressive de la tutelle atlantique ?

On connaît la suite : quand, cinq mois après sa signature, le Traité franco-allemand arrive devant le Bundestag, la CDU impose à Adenauer (qui sera bientôt poussé à la démission) l’adjonction d’un préambule rédigé par Monnet spécifiant que ce texte ne modifie en rien « les droits et les obligations découlant des traités multilatéraux auxquels la République fédérale est partie ». Et pour qu’aucun doute ne subsiste, l’addendum précise qu’avant même le « rétablissement de l’unité allemande », pourtant inscrit dans la constitution de Bonn, le but poursuivi par la RFA doit consister en « une étroite association entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique ».

Comment s’étonner aujourd’hui que l’Allemagne, tout en proclamant son attachement à la défense européenne, donne la préférence aux F35 américains plutôt qu’aux Rafale français ou donne le coup de pied de l’âne à Ariane en lui préférant Space X pour lancer ses satellites ?

Fin 2019, Emmanuel Macron déclarait l’OTAN en état de « mort cérébrale ». Depuis, la guerre en Ukraine lui a redonné de la vigueur. Est-ce une bonne chose pour l’indépendance française ?

C’est toute l’ironie de cette situation, par ailleurs tragique : en voulant mettre un coup d’arrêt brutal à l’expansion sans fin de l’Otan vers l’Est, Poutine a sorti l’Organisation de l’état de « mort cérébrale » que constatait Emmanuel Macron… Mais l’Otan était-elle vraiment à l’agonie en 2019 ? Je crains que le président français soit un mauvais médecin légiste… Car à peine avait-il dressé l’avis de décès en question que les États-Unis annonçaient pour 2020 le plus grand exercice interallié organisé depuis la fin de la guerre froide : 40 000 hommes engagés, avec cette fois des Polonais, des Lituaniens, des Lettons… Et bien sûr, pour la première fois depuis les années cinquante, des Français ! Est-ce parce que le président de la République s’est rendu compte du caractère implacable de cet engrenage, qu’il a proposé, le 9 mai dernier de lever le pied sur l’adhésion ukrainienne à l’Union européenne ? Vous avez vu la correction verbale que lui a infligée le président Zelensky… « Cette capacité de dire non, vous l’avez quand vous avez les mains libres. »

C’est dire combien les postures pèsent peu face aux rapports de force. Richelieu disait : « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les traités ». En langage moderne, cela signifie que lorsqu’on est associé minoritaire, on se plie à la loi de l’associé majoritaire. De Gaulle, qui était sorti du commandement intégré mais était resté dans l’Otan, a toujours été un allié fidèle des États-Unis quand il considérait que l’intérêt commun était en jeu. Au moment du Mur de Berlin, ou encore quand les Soviétiques ont installé des fusées à Cuba qui menaçaient directement le sol américain, ce qui, soit dit en passant, est exactement symétrique de ce que les Américains ont fait en Ukraine en se positionnant aux frontières de la Russie, à rebours de tous leurs engagements… Mais quand les États-Unis voulaient entraîner les Européens dans une stratégie qui servaient leurs seuls intérêts – comme au Vietnam où, ne l’oublions pas, ils ont vitrifié des centaines de milliers de civils – il a dit non. Et il s’est opposé à l’hégémonie du dollar qui leur permettait de financer leur politique guerrière par la création monétaire et l’inflation !

Cette capacité de dire non, vous l’avez quand vous avez les mains libres. Quand vous êtes structurellement dépendants d’un patron, vous ne pouvez que dire oui. C’est ce qui se passe aujourd’hui. C’est en cela que de Gaulle a vu juste. Et c’est en cela que ses successeurs après Jacques Chirac, ont sacrifié la position exceptionnelle que de Gaulle avait offerte à la France pour défendre la cause de la paix.

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