Le conflit Ukraine-Russie et la rivalité géopolitique franco-allemande

Source : cf2r.org – octobre 2022 – Pierre-Emmanuel Thomann

https://cf2r.org/tribune/le-conflit-ukraine-russie-et-la-rivalite-geopolitique-franco-allemande/

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La guerre en Ukraine confirme que la nouvelle configuration géopolitique est caractérisée par une lutte de répartition des espaces géopolitiques entre grandes puissances. À l‘échelle mondiale, ce conflit s’inscrit dans la clarification, au moyen du rapport de force militaire classique, de l’équilibre géopolitique mondial et donc de sa nouvelle configuration au XXIe siècle dominée par trois pôles principaux, la triade formée par Etats-Unis, la Chine et la Russie ; et en Europe la rivalité géopolitique entre les Etats-Unis et la Russie.  

Après le refus de la part de Etats-Unis d’engager une négociation substantielle sur une nouvelle architecture de sécurité européen exigée par la Russie, c’est-à-dire un arrêt de l’élargissement de l’OTAN, le Russie a décidé d’intervenir  militairement  sur le territoire ukrainien pour forcer la négociation sur une neutralisation de l’Ukraine, soutenir les revendications territoriales des républiques indépendantes du Donbass et sécuriser le rattachement de la Crimée en investissant militairement la zone sud de l’Ukraine pour transformer la mer d’Azov en lac russe.

Le nouveau partage des zones d’influence se déroule ainsi à l’occasion de ce conflit : l’intervention militaire de la Russie est l’occasion pour les Etats-Unis de chercher à affaiblir la Moscou par des livraisons d’armes massives à l’Ukraine, à travers laquelle elle mène une guerre par procuration contre la Russie et pousse à une « otanisation » de l’Union européenne (UE), par la même occasion.

L’opération de neutralisation de l’Ukraine va faire basculer une partie de celle-ci dans le giron russe, mais si l’Union européenne fait front dans la durée avec Kiev contre la Russie, cela permettra aux Etats-Unis de pouvoir se concentrer à l’avenir sur la Chine. En effet les Washington ne peut pas se battre sur deux fronts, contre la Chine et la Russie.

En poussant à l’aggravation du conflit, les Etats-Unis font de la Russie un ennemi de l’espace euro-atlantique qu’ils peuvent garder sous leur hégémonie dans l’OTAN qui retrouve un rôle défensif. En déléguant le front aux États-membres de l’Union européenne, ils évitent ainsi un rapprochement entre l’UE et la Russie, en particulier un axe germano-russe, et maintiennent leur leadership en Europe. L’UE, sans stratégie géopolitique indépendante, se retrouve de facto coincée entre deux arcs de crise (est et sud). Elle devient un champ de manœuvre entre la Russie et les Etats-Unis avec pour État-front l’Ukraine, un simple Rimland intégré dans la stratégie mondiale de Washington dont l’objectif est l’enveloppement de l’Eurasie contre la Russie et la Chine.

Avec les sanctions massives, les livraisons d’armes des États-membres de l’UE et de l’OTAN contre la Russie,  on parle d’une renaissance de l’OTAN, d’un réveil stratégique de l’UE et de l’émergence d’une nouvelle Guerre froide, Toutefois, ces représentations sont trompeuses car elle font fi des grandes tendances géopolitiques sur la longue histoire. 

L’unité de façade entre les États-membres de l’UE à propos de la guerre en Ukraine masque temporairement les grandes tendances à la fragmentation géopolitique au sein de l’Union qui étaient déjà en mouvement. Plus le conflit dure et plus il s’aggrave, plus le risque de fracturation de l’UE en plusieurs blocs s’accroît. 

Deux grandes tendances émergent sur l’Ukraine. D’un côté, il y a les États les plus atlantistes, en particulier la Pologne et les États baltes, promoteurs d’une ligne très agressive, alignés sur les Etats-Unis, qui cherchent une victoire militaire ukrainienne, une défaite stratégique et un affaiblissement de la Russie. De l’autre, il y a les États plus proche du réalisme géopolitique, qui estiment que la sortie de crise ne sera pas militaire mais passera par des concessions à la Russie, en particulier la France, l’Italie, et l’Allemagne.

Toutefois, les Allemands et les Français ne sont pas non plus en phase géopolitique.

L’incapacité du couple franco-allemand à éviter le conflit

Lors des négociations avant l’opération militaire russe, le président Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz ont fait le voyage à Moscou pour négocier avec Vladimir Poutine et éviter la guerre, mais de manière séparée. Les deux dirigeants, du moins officiellement, étaient pourtant réticents à l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, mais ils n’ont pourtant pas proposé de geler l’extension de l’OTAN dans des accords bilatéraux ou trilatéraux franco-germano-russes. Cela démontre que les deux dirigeants, à des degrés différents,  n’agissent pas en dehors des limites des priorités atlantistes promue par les Etats-Unis. Pourtant, il y avait une opportunité pour affirmer une autonomie stratégique européenne, c’est à dire prendre une position différente par rapport aux Etats-Unis (comme lors de la guerre en Irak en 2003). Tous savaient que la marche de l’Ukraine vers l’OTAN était un casus belli[1] pour la Russie depuis la guerre en Géorgie (2008). Or les Etats-Unis n’ont jamais envisagé de négocier sur cet aspect et ont poussé au conflit afin de provoquer une guerre d’attrition contre la Russie. L’UE est ainsi otanisée et l’autonomie stratégique européenne, préférence française, est de facto diminuée, et l’Europe atlantiste, option allemande pour les questions géostratégiques, est renforcée. Toutefois l’Allemagne comme puissance économique en alliance énergétique avec la Russie est aussi affaiblie.

Les désaccords franco-allemands sur les finalités géopolitiques européennes et leurs  rapports différents aux Etats-Unis et la Russie les ont empêché d’agir de manière décisive, démontrant que l’UE n’est pas un acteur géopolitique indépendant, encore moins décisif, laissant les décisions géopolitiques se prendre à Washington et Moscou.

La rivalité géopolitique franco-allemande

Il ne faut jamais oublier que la rivalité franco-allemande constitue encore l’axe des équilibres géopolitiques du projet européen. Les positionnements des deux nations, même s’ils se rejoignent en apparence dans les déclarations politiques, sont différents, notamment en ce qui concerne les priorités géopolitiques. 

La posture de l’Allemagne

L’Allemagne, puissance centrale de l’UE, est géographiquement plus proche de la Russie que la France. En raison de sa perception de sécurité qui découle de sa géographie, elle attache plus d’importance à la nouvelle menace russe. Elle se préoccupe aussi plus de la sécurité des pays d’Europe centrale et orientale, qui forment un glacis contre la Russie, mais aussi pour y préserver son rôle de chef de file de cette zone d’intérêt géopolitique et géoéconomique prioritaire, notamment au sein de l’OTAN.

Pour faire face à cette crise, le chancelier Olaf Scholz a annoncé dès février cinq objectifs pour l’Allemagne. Il a d’abord affirmé un soutien à l’Ukraine – notamment avec des livraisons d’armes, même si la coalition politique allemande a été réticente à s’engager dans cette voie -, le gel du gazoduc Nordstream II et un soutien financier. Le deuxième objectif est de tenter de forcer le président Vladimir Poutine à arrêter les opérations militaires en Ukraine. Le troisième grand défi est d’empêcher le conflit de s’étendre à d’autres pays européens dans le cadre du devoir d’assistance au sein de l’OTAN, notamment aux alliés en Europe centrale et orientale, qui s’inquiètent pour leur sécurité. La quatrième priorité est une extension du soutien de la Bundeswehr aux alliés de l’OTAN à l’est[2].

Enfin le cinquième point marque l’inflexion la plus importante, car elle pourrait faire évoluer l’Allemagne vers le statut de première puissance militaire européenne. Le chancelier Scholz a promis que l’Allemagne s’investirait beaucoup plus dans la défense pour garantir sa sécurité. Le budget fédéral de 2022 devrait être crédité d’un fonds spécial doté de 100 milliards d’euros. Cela signifie que l’Allemagne consacrera désormais plus de 2% de son produit intérieur brut à sa défense et ce fonds spécial serait inscrit dans la Loi fondamentale.[3]

La posture de la France

Malgré son tropisme traditionnel vers le sud, le pivot de la France vers le front oriental à l’occasion de la crise en Ukraine émane de priorités géopolitiques différentes de l’Allemagne. Il n’y pas de perception d’une menace russe en France. La classe politique est très divisée. Une grande partie de l’opposition politique est pour un rapprochement avec la Russie, malgré le conflit. La France est moins « otanisée » que l’Allemagne et encore influencée par la doctrine gaulliste.

Paris se positionne avant tout par opportunisme, pour pousser à une militarisation de l’UE[4] au sein de laquelle il pourrait se positionner comme chef de file et provoquer une nouvelle hiérarchie géopolitique en Europe en sa faveur afin de rééquilibrer la relation  franco-allemande.

Le président français Emmanuel Macron a repris le dialogue avec Vladimir Poutine le 3 mai 2022, et il pratiquement le seul à le faire. La France souhaite garder le contact avec la Russie pour donner une chance à la négociation, à l’inverse d’autres pays de l’UE qui souhaitent  entièrement couper les ponts avec Moscou.

La France souhaite aussi préserver l’idée d’un nouvelle architecture européenne de sécurité avec la Russie, une fois le conflit surmonté.

La méfiance de la France vis à vis du réarmement allemand

La perspective d’une Allemagne réarmée ne peut qu’inquiéter la France si l’Allemagne accompagne cette mutation par une distanciation encore plus grande vis-à-vis des priorités géopolitiques françaises. En effet, l’idéal pour la France a toujours été une Allemagne plus forte militairement, mais pas au point de dépasser la France et à la condition que Berlin partage les priorités géopolitiques françaises. C’est une illusion et la crise en Ukraine le démontre déjà.

Avant la guerre en Ukraine, la France n’a pas réussi à convaincre l’Allemagne ni sur l’autonomie stratégique européenne, ni pour provoquer un pivot substantiel de l’Allemagne sur les priorités géopolitiques françaises en Méditerranée et au Sahel. Les projets de coopération au sein de l’UE en matière de défense ont aussi été largement influencés par la vision allemande, qui consiste à maintenir une plus stricte complémentarité avec l’OTAN. Le traité de coalition allemand de 2021 ne mentionne pas l’objectif cher aux Français d’autonomie stratégique de l’UE[5].

Avec le nouveau fond spécial pour la défense, l’Allemagne risque de privilégier non seulement ses propres productions d’armements au niveau national, mais aussi de s’approvisionner en matériel américain, au détriment des programmes franco-allemands. Le fond spécial sera d’abord dédié au renforcement du complexe militaro-industriel allemand. Les grandes entreprises allemandes d’armement (KMW, Rheinmetall, Hensoldt, Diehl, OHB, TKMS et Lürssen) sont déjà positionnées pour capter les sommes du fonds spécial.[6] Les programmes avec la France font déjà l’objet de négociations difficiles notamment avec les exigences allemandes en matière de propriété intellectuelle, mais aussi les restrictions à l’exportation.

L’Allemagne dépend du parapluie nucléaire de l’OTAN donc américain et la crise en Ukraine renforce la dépendance de Berlin à l’Alliance et aux Etats-Unis pour sa sécurité. La décision de l’Allemagne de s’équiper en avions F35, pour préserver sa possession d’armes nucléaires à double clé (donc sous contrôle américain) illustre cette préférence. La France craint que cela n’affaiblisse le programme de chasseur franco-germano-espagnol (SCAF) malgré les assurances du chancelier Scholz. Avec plus de matériel américain, les problèmes d’interopérabilité seront plus importants avec la France.

Au-delà des questions budgétaires, les enjeux géopolitiques de cette inflexion peuvent être considérables. L’accent sur les moyens institutionnels, capacitaires, industriels franco-allemands en matière de défense ne résoudra en rien les perceptions de sécurité qui ne coïncident pas entièrement, la rivalité sur les priorités extérieures, les finalités différentes du projet européen entre une Europe comme sous-ensemble de l’espace euro-atlantique, ou une Europe autonome stratégiquement. 

Le renforcement des (des)équilibres franco-allemands

Le renforcement des (des)équilibres franco-allemands

La France, si ces propositions étaient mises en œuvre, risquerait d’être dépassée par l’Allemagne en ce qui concerne les forces militaires conventionnelles (dissuasion nucléaire mise à part). Cela aurait pour conséquence qu’au sein de l’Union européenne, Paris perdrait un des derniers avantages sur Berlin qui lui reste (en plus de l’arme nucléaire). Non pas que l’on risque un conflit franco-allemand, mais les priorités géopolitiques ainsi que certains théâtres d’intervention ont été différents dans le passé pour l’Allemagne et la France et le resteront à l’avenir (réticence de l’Allemagne en Afrique, en Libye mais priorité aux Balkans et à l’Afghanistan).

De plus, au sein de l’Union européenne, la doctrine française de la symétrie dans l’asymétrie, où la France serait le chef de file pour les questions militaires et l’Allemagne pour les questions économiques, deviendrait caduque. Si Berlin est au centre géopolitique de l’union économique et monétaire de l’UE, elle pourrait le devenir aussi pour les question de défense, en concurrence géopolitique  avec Paris.

Toutefois, les plans de réarmement de l’Allemagne vont sans doute rencontrer une inertie politique et on ne pourrait voir leurs effets qu’à long terme, s’ils sont réellement mis en œuvre. De plus, l’armée allemande, a beaucoup de retard à combler en termes de capacité avant une montée en puissance effective Berlin sait aussi qu’il peut devenir une source de craintes pour ses voisins. Toutefois, le scénario d’une remilitarisation de l’Allemagne et de ses effets sur la géopolitique du couple franco-allemand et de l’UE doit être pris en compte.

Vers une Europe fracturée et multipolaire

L’aggravation de la rivalité germano-russe

Si l’Allemagne est prête à une augmentation significative de ses dépenses militaires, ce n’est pas dû à un soudain revirement par rapport à l’Europe de la défense tel que l’imagine la France, au service d’une autonomie stratégique européenne. C’est une inflexion issue directement de ses perceptions de sécurité et ses intérêts nationaux. C’était également le cas lors de guerres balkaniques dans les années 90, où l’Allemagne avait décidé de participer aux opérations militaires, mais de manière encadrée dans l’OTAN.

On l’a dit, les perceptions de sécurité sont différentes entre l’Allemagne et la France. Berlin, au centre de l’Europe, se préoccupe d’abord de son flanc oriental sur un axe mer Baltique/Balkans et de manière secondaire de la Méditerranée et l’Afrique ; tandis que la France se préoccupe d’abord de l’arc de crise au sud de l’Europe, Maghreb-Moyen-Orient-Sahel et Afrique et de manière secondaire sur le flanc oriental.

Non seulement une Russie plus offensive signifie pour les Allemands une menace potentielle plus importante, mais surtout, aggrave la rivalité géopolitique entre l’Allemagne et la Russie pour le contrôle de l’espace intermédiaire européen entre les deux pays, c’est à dire l’orientation de l’Europe centrale et orientale vers la Russie ou l’espace euro-atlantique au sein duquel l’Allemagne est la puissance centrale européenne,

Il s’agit pour Berlin de préserver son rôle de chef de file vis-à-vis des pays d’Europe centrale et orientale au sein de l’OTAN, qui constituent une zone tampon contre la Russie, mais aussi de préserver son statut de puissance économique. 

La  fracture entre le couple franco-allemand et les pays d’Europe centrale et orientale va aussi s’aggraver

La question de l’élargissement à l’Ukraine en particulier, mais aussi à la Géorgie et à la Moldavie va aussi exacerber les fractures au sein de l’UE. La Russie a indiqué qu’un élargissement de l’UE à l’Ukraine ne faisait désormais plus partie d’une sortie de crise, après avoir affirmé le contraire au début de celui-ci[7]. De toute manière, cette question de l’élargissement est un cadeau empoisonné pour l’UE.

A l’occasion du conflit en Ukraine, la présidente allemande de la commission européenne, Ursula Von der Leyen a poussé Kiev à poser sa candidature pour une adhésion à l’UE. Elle a le soutien des pays d’Europe centrale et orientale. En particulier, pour la Pologne et les pays baltes, l’élargissement à l’UE de l’Ukraine fait partie de leurs priorités, d’autant plus qu’il ne sera pas possible d’élargir l’OTAN. En effet, en raison de leur position géographique, ils aspirent à obtenir avec un élargissement à l’Ukraine une position plus centrale dans l’UE et non plus à en être la périphérie. Il s’agit de créer un glacis face à la Russie et pour la Pologne, il s’agit aussi de revanche. Le conflit est une occasion pour Varsovie de récupérer une influence sur un territoire, la Silésie, qui a fait partie de la Pologne avant la Deuxième Guerre mondiale, avant que les frontières polonaises aient été déplacées vers l’ouest par l’Union soviétique.

Ces priorités vont entrer en rivalité avec les propositions françaises du président Emmanuel Macron exprimées le 9 mai 2022 après sa réélection[8]. La France souhaite au contraire une alternative à l’élargissement. Le Président français a proposé une Europe des cercles (qui instituent une hiérarchie géopolitique), a annoncé ne pas vouloir humilier la Russie, de nouveau promu une nouvelle architecture de sécurité européenne incluant l’Ukraine et la Russie et enfin souhaité préserver le rôle du couple franco-allemand comme chef de file.

La France, seule puissance nucléaire de l’UE, pour éviter une « nouvelle Guerre froide » qui l’enfermerait dans une Europe américaine, pourrait se positionner comme puissance d’équilibre entre les Etats-Unis et la Russie, pilier occidental de l’Europe et interlocuteur incontournable avec la Russie, pilier oriental de l’Europe. Cette vision est aussi la conséquence du diagnostic selon lequel les Etats-Unis, s’ils défendent avant tout « America First », sont aussi en recul inexorable après la bascule géopolitique qui s’est effectuée à partir de l’échec du changement de régime en Syrie en 2015, du retrait d’Afghanistan (2020) et du retour de la Russie en Ukraine (2022) qui marque la fin de l’expansion de l’OTAN dans l’étranger proche de la Russie[9].

Si le président français Emmanuel Macron a accordé le statut de pays candidat à l’Ukraine à l’unisson avec les autres États membres de l’UE lors du sommet européen du 23 juin, les arrières pensées n’ont pas pour autant disparues. La France a fermé de facto, la porte à une adhésion rapide de l’Ukraine à l’UE et proposé sa nouvelle architecture européenne en cercles concentriques. Le cercle le plus intégré serait la zone euro avec l’Allemagne, et un autre cercle serait le marché unique. Dans le cercle le plus large émergerait une communauté politique européenne où les pays du partenariat oriental – dont l’Ukraine – pourraient trouver leur place, permettant de développer des coopérations entre l’UE et les candidats à l’adhésion, mais pas forcément aboutir à celle-ci. Kiev pourrait de rapprocher de l’UE sur certaines politiques, mais sans devenir membre, en tout cas pas avant longtemps. La Turquie et le Royaume-Uni auraient aussi vocation à se trouver dans ce cercle.

Cette proposition n’est pas vraiment nouvelle. Elle est l’héritière de la proposition de l’Europe des cercles de Balladur en 1995, reprise par Nicolas Sarkozy. L’Europe des cercles concentriques et variables avait pour objectif de répondre au noyau dur de type fédéral proposé par l’Allemagne en 1994, où la France deviendrait la partenaire junior de Berlin, et une Europe élargie où l’Allemagne dominerait par sa position de puissance centrale.  La notion de cercle ou avant-garde (notion aussi mise en avant par Emmanuel Macron) est associée aux représentations stratégiques françaises, qui expriment l’idée de placer Paris à la charnière de plusieurs alliances (exprimée par des cercles) ou ensembles d’États unis par des degrés différents d’intégration dans le projet européen. Cette représentation stratégique a pour objet de maximiser la marge de manœuvre française et s’associe avec une politique d’équilibre entre puissances utiles pour compenser le déplacement du centre de gravité de l’UE vers l’est, suite aux élargissements successifs ayant placé l’Allemagne au centre[10].

En résumé, les pays d’Europe centrale et orientale les plus hostiles à la Russie – à l’exception de la Hongrie – souhaitent une ligne très ferme contre la Russie, un élargissement rapide de l’Ukraine à l’UE. Ils refusent aussi un statut de seconde zone dans l’Union et sont opposée à une réforme des traités. Ils se positionnent  dans l’optique d’une nouvelle Guerre froide et vont de plus en plus mettre en avant l’OTAN et s’aligner sur les  priorités géopolitiques des Etats-Unis en Europe. La France va chercher au contraire à ne pas voir réduite sa marge de manœuvre par un alignement trop important de l’UE sur les priorités géopolitiques des Etats-Unis.

Quelle va être la posture de l’Allemagne ? Le chancelier Scholz s’est dit intéressé par les  propositions d’Emmanuel Macron. Il avait auparavant émis l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses, mais la prudence domine annonçant des divergences avec la France.

L’Allemagne a pour objectif d’occidentaliser son flanc oriental, de la même manière qu’elle a été occidentalisée ; et se positionne comme la puissance centrale. Elle insiste sur un élargissement rapide aux Balkans occidentaux, avant de promouvoir à plus long terme un élargissement aux pays du partenariat oriental, Ukraine comprise, ou ce qui en reste.

Il faut aussi rappeler que le partenariat oriental de l’UE, volet de la politique de voisinage de l’UE, avait été promu par la Pologne et la Suède. Il s’agissait de créer une zone tampon contre la Russie, et de préparer les élargissements de l’OTAN et de l’UE à l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il s’agissait aussi de contrebalancer le projet d’Union pour la Méditerranée proposé par la France, afin d’orienter  l’UE vers le flanc oriental et non pas vers le sud. Cette « doctrine Sikorski » est longtemps entrée en contradiction avec les priorités de Paris. Berlin a soutenu dès le début le partenariat oriental, mais n’a pas souhaité aller trop vite avec l’élargissement, afin de ne pas braquer outre mesure la Russie.

Sur les temps longs de la géohistoire, l’Allemagne avait pour objectif de contrôler l’Ukraine au XIXe siècle dans le cadre du pangermanisme et de coloniser l’Ukraine comme pièce maitresse de son Lebensraum dans le projet du IIIe Reich. Aujourd’hui, il s’agit d’occidentaliser l’Ukraine au travers des programmes de l’UE et de concert avec les Etats-Unis pour masquer les ambitions géopolitiques allemandes. Sur les temps longs de l’histoire. les idéologies géopolitiques changent mais les tropismes géopolitiques perdurent.

La France estime de son côté que l’UE est inadaptée pour faire face aux enjeux futurs ; elle reste méfiante vis-à-vis de l’élargissement qui déplace le centre de gravité géopolitique vers l’est et l’Allemagne ; elle souhaite un approfondissement de l’UE, mais selon sa vision d’un couple franco-allemand hiérarchique vis-à-vis des autres membres.

La volonté française de positionner le couple franco-allemand à la manœuvre pour une réforme du projet européen, si elle réussit à entraîner l’Allemagne, va entrer en partie en contradiction avec la posture antirusse des Polonais et des Baltes, qui ont pour objectif d’affaiblir et d’infliger une véritable défaite géopolitique à la Russie en synergie très active avec les Etats-Unis. Le risque de fracture entre le couple franco-allemand et les pays d’Europe centrale risque donc d’augmenter. Treize pays de l’UE – dont la Suède, la Finlande, le Danemark, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie et les États baltes – ont aussi déjà déjà exprimé leur opposition à toute révision des traités proposée par Emmanuel Macron.[11]

L’Allemagne, va devoir adopter une position d’équilibriste face à des intérêts contradictoires, aussi bien vis-à-vis de la France que des pays d’Europe centrale et orientale. Elle devra trouver une solution afin de maintenir sa crédibilité vis-à-vis des pays d’Europe centrale et orientale, mais sans aggraver la situation outre mesure avec la Russie et sans s’aligner non plus sur le plan français. Entre la posture jusqu’au-boutiste atlantiste des Polonais et des Baltes contre la Russie et la posture de la France qui veut relancer l’objectif d’une autonomie stratégique européenne et une nouvelle architecture européenne de sécurité, incluant la Russie et l’Ukraine, l’Allemagne va chercher une position intermédiaire en fonction de ses priorités nationales. Berlin, comme Paris, veut garder les canaux de discussions ouverts avec Moscou, même dans cette situation extrême, et souhaite la résolution du conflit par la négociation. Il est peu probable que l’Allemagne renonce totalement au pétrole et au gaz russes car la substitution va être très difficile et coûteuse et parce que cela remettrait en cause son statut de puissance économique qui a d’importants besoins énergétiques. Cet aspect va renforcer les désaccords avec les Polonais et les Baltes.

La fissure croissante entre l’Allemagne et les pays d’Europe centrale et orientale, mais aussi entre l’Allemagne et la France, risque donc de s’aggraver inexorablement avec la crise en Ukraine. Après une phase d’unité, l’UE va se fragmenter à nouveau en fonction des priorités géopolitiques nationales, passant d’une phase intégrationniste à une phase géopolitique. 

Un rapprochement avec la Russie dans la période post-conflit aurait pour avantage pour la France de construire enfin un espace de stabilité continental (et non pas d’intégration) pour promouvoir un meilleur équilibre entre les Etats-Unis et la Chine. Il s’agit aussi d’éviter pour l’UE de rester une périphérie de l’espace euro-atlantique tandis que la Russie serait de plus en plus en entrainée dans l’orbite de la Chine. Pour la France, c’est éviter une asphyxie dans une Europe germano-américaine, subordonnée à l’OTAN donc aux Etats-Unis, lesquels seront les principaux fournisseurs de matériel militaire à l’Allemagne, torpillant ainsi l’indépendance stratégique des Européens. Cela devrait inciter la France à diversifier ses partenariats en matière de défense, avec l’Italie notamment. Pour endiguer le conflit en Ukraine et face aux États qui prônent l’escalade, une synergie avec l’Italie et l’Allemagne pour préparer l’Europe post-conflit passera inévitablement par une négociation avec la Russie.

Surmonter une « nouvelle Guerre froide » devrait rester la boussole européenne[12].

Notes

[1] De nombreux stratèges américains ont pourtant averti du risque de conflit à vouloir élargir l’OTAN au détriment de la Russie : Georges Kennan, Henry Kissinger, Jack F. Matlock, Bill Burns, Thomas L. Friedman, Stephen Cohen, William Perry, John Mearsheimer. (https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1997-jul-07-me-10464-story.html).

[2] En Lituanie, où l’Allemagne dirige les forces d’intervention de l’OTAN, les effectifs ont été augmentés. Plus précisément, une extension de l’engagement dans la police aérienne en Roumanie, la participation à la création d’une nouvelle unité de l’OTAN en Slovaquie, la marine contribue, avec des moyens supplémentaires en navires pour sécuriser la mer du Nord, la mer Baltique et la Méditerranée, et enfin la participation à la défense de l’espace aérien des pays de Europe de l’Est, membres de l’OTAN avec des missiles de défense aérienne

[3] Discours d’Olaf Scholz au Bundestag, 23 février 2022. https://www.bundestag.de/dokumente/protokolle/plenarprotokolle

[4] La France a envoyé 500 soldats en Roumanie, des Mirage 2000 en Estonie et effectue des patrouilles d’avions de chasse en Pologne, en plus de sa contribution antérieure à la « présence avancée renforcée » de l’OTAN en Estonie et Lituanie pour défendre le front Est de l’alliance atlantique

[5] https://www.bundesregierung.de/breg-de/service/gesetzesvorhaben/koalitionsvertrag-2021-1990800

[6]https://www.latribune.fr/opinions/les-pieges-du-rearmement-allemand-pour-la-france-907088.html?fbclid=IwAR0lSQVEd9qfBhznhZ1EYu8mwfhz5wJjGYkys5IzuNC1BlGcQ1T-_RWrkbo

[7] https://reseauinternational.net/la-russie-change-de-position-sur-la-candidature-de-lukraine-a-lue/

[8] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/05/09/cloture-de-la-conference-sur-avenir-de-europe

[9] La Finlande et la Suède ne font pas partie de l’étranger proche dans la doctrine russe, mais l’ex-URSS sans les pays baltes.

[10] Thomann Pierre-Emmanuel, Le couple franco-allemand et le projet européen, Représentations géopolitiques, unité et rivalités, L’Harmattan, Paris, 2015.

[11] https://www.publicsenat.fr/article/politique/emmanuel-macron-veut-reviser-les-traites-europeens-et-se-prononce-pour-une-europe

[12] Les conséquences d’une Nouvelle Guerre Froide seraient funestes pour les États-membres de l’UE avec la fracture européenne durable avec la Russie : la menace nucléaire mais elle semble improbable, le risque d’une rivalité géopolitique avec la Russie sur tout le pourtour géographique de l’UE, car la configuration n’est pas celle de la Guerre froide et la fluidité et précarité des situations, ne favorise pas la cristallisation des fronts mais la multiplication des conflits locaux. La prolifération d’armes qui vont circuler en Europe et tomber dans les mains de groupes islamistes (comme en ex-Yougoslavie), la montée des prix de l’énergie avec le gaz de schiste américain, l’accroissement de la dépendance énergétique aux pays du golfe, zone instable, le risque d’une augmentation de la pression migratoire avec la crise alimentaire qui se profile  

3 pensées sur “Le conflit Ukraine-Russie et la rivalité géopolitique franco-allemande

  • 13 octobre 2022 à 19 h 34 min
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    Le fait que la RUSSIE veut absolument vacciner son peuple sous la contrainte voir l’article le marché du travail en Russie kommersant.ru nous indique clairement que la Russie est avec le Nouvel Ordre Mondial, il est écrit que seul le péché contre l’esprit de l’homme ne sera pas pardonné.

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  • 14 octobre 2022 à 13 h 22 min
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    Le travail d’Emmanuel Macron n’est-il pas de dissoudre la France en régions gérées par Bruxelles-Berlin ?

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  • 15 octobre 2022 à 17 h 42 min
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    Utiliser la formule « couple franco-allemand », c’est vouloir enfumer les Français.
    Car pour les Allemands, il n’y a pas plus de « couple franco-allemand » que de beurre en broche.

    Cette formule « couple franco-allemand » a été inventée par les nouveaux collabos qui, en France, voulaient faire accepter aux Français que la France renonce à sa souveraineté sous prétexte de construire quelque chose de beau et de grand avec l’Allemagne.

    Sauf qu’en Allemagne, ce genre de fantasme franco-français, on s’en fout.
    On s’en fout, mais si au nom de ces fantasmes, les Français ont envie de détruire leur industrie de défense et de se la faire siphonner par l’Allemagne, alors là, en Allemagne, on veut bien faire semblant de croire au « couple franco-allemand », bien entendu !

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