La guerre Russie/OTAN et le partage du monde : Vers un nouveau nomos de la Terre
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De la fin de la Deuxième Guerre mondiale à la chute de l’Union soviétique, nous avons vécu dans un monde bipolaire. Suite à l’effondrement de l’URSS, le monde a subi le diktat de l’unipolarité américaine. Et au début de l’année 2022 a été officialisée, par Vladimir Poutine, entré en confrontation directe avec le monde unipolaire devenu minoritaire, la naissance du monde multipolaire qui existe de facto depuis la réémergence de la Russie et de la Chine.
Le monde bipolaire et la guerre froide
Le nazisme et le fascisme en Europe auraient pu constituer, avec le libéralisme anglo-américain et le communisme à l’Est, un des pôles d’un monde tripolaire. La guerre Allemagne/Russie fut une aubaine historique pour les Britanniques et les Américains qui ont laissé l’Union soviétique (aidée matériellement par les États-Unis) les débarrasser du très encombrant empire allemand.
Au lieu d’un monde tripolaire, c’est un monde bipolaire qui naquit dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dominé par l’empire libéral et l’empire communiste qui se partagèrent l’Europe.
La confrontation idéologique entre ces deux pôles était un habillage d’une opposition fondamentale
La lutte entre l’Empire britannique et la Russie était antérieure à la révolution bolchévique, antérieure à l’Empire américain prenant la suite des Britanniques, antérieure donc à la guerre froide. Un des enjeux de cette lutte au XIXe siècle comme au XXe était le contrôle de l’Europe et de l’Asie centrale. Le partage de l’Europe entre bloc soviétique et États-Unis et son glacis, ainsi que la guerre d’Afghanistan dans les années 1980 sont les faits qui mettent en évidence cette constante géopolitique.
Dans un article du 19 avril 1942 publié dans l’hebdomadaire berlinois Das Reich, Carl Schmitt écrit que selon lui Franklin D. Roosevelt a lancé les États-Unis dans la guerre pour suivre l’ambition « de reprendre l’hégémonie britannique traditionnelle basée sur la puissance navale, pour la reconduire sous la forme d’une hégémonie mondiale et navale anglo-américaine. »1
Ce n’est évidemment pas pour combattre le nazisme et « sauver » l’Europe que les États-Unis ont débarqués en Normandie.
L’objectif stratégique britannique, exposé en 1904 par Halford John Mackinder, était de contrôler l’Europe, en faire une tête de pont vers et contre la Russie, puis contrôler l’Asie centrale (le heartland) et ainsi dominer le monde.
Puis, l’américain Nicholas Spykman, qui a exercé une influence sur Franklin D. Roosevelt, avança dans les années 1942 et 1943, que le contrôle du monde par les États-Unis devaient passer par l’endiguement de l’URSS. C’est sa fameuse théorie géopolitique sur le contrôle du rimland (zones côtières) : « Qui contrôle le rimland contrôle l’Eurasie, qui contrôle l’Eurasie contrôle les destinées du monde. »
Quant aux Bolchéviques, au lendemain de leur coup d’État, ils se firent les continuateurs géopolitiques de l’Empire russe. « Dans l’historiographie de l’URSS, l’idée de l’exceptionnalisme et de la spécificité de la construction politique soviétique a longtemps dominé. À partir du moment où l’accès aux sources a été possible, les historiens ont alors souligné, plutôt que la table rase, les continuités entre l’ancien régime et la révolution en termes d’acteurs et de pratiques étatiques… Dans les représentations de l’espace des leaders bolcheviques, se superposent ainsi deux cartes de la souveraineté sur le territoire. Sur une première carte à l’échelle de l’ancien empire russe, la souveraineté est acquise au centre et il faut l’étendre à la périphérie contre-révolutionnaire. Cette carte est sans aucun doute celle de Iossif Staline lorsqu’il promeut dès avril 1918, en tant que commissaire du peuple aux Nationalités, l’idée d’autonomie territoriale pour les régions frontalières en retard sur le centre. Sur la seconde carte, cette fois-ci à l’échelle est-européenne, se dessinent des pôles révolutionnaires entre lesquels il faudrait, si la conjoncture est favorable, s’employer à réduire la distance. Les confins de la première carte sont dans la seconde carte des espaces intermédiaires, tantôt corridors, tantôt barrières. »2
Lorsque les Bolchéviques font entrer la XIe armée sur le territoire de la République de Géorgie le 15 février 1920, ils invoquent la légitime défense contre les Britanniques susceptibles de se servir du sol géorgien contre la république des soviets. L’histoire s’est répétée en 2008 avec la guerre entre la Géorgie, aux ordres des États-Unis, et la Russie.
A l’échelle de l’histoire de longue durée, la période soviétique fut une séquence, certes importante, mais non fondatrice d’une nouvelle géopolitique. Elle s’inscrit dans une confrontation qui lui est antérieure et postérieure.
Lorsque Vladimir Poutine s’étonnait au début des années 2000 de voir persister chez les Américains le schéma de la guerre froide, c’est en réalité le schéma de la guerre impériale entre la Grande-Bretagne et la Russie qui persistait et se poursuit avec les États-Unis, héritiers de l’Empire britannique.
La parenthèse unipolaire ouvrant la voie à la multipolarité
L’unipolarité, la domination exclusive du monde par les États-Unis, a été un bref moment historique qui a débuté avec la décomposition de l’Union soviétique qui était synonyme, pour les Américains, de disparition définitive de l’Empire et de la puissance russes qui devait coïncider avec « la fin de l’histoire ». C’est ce que George H. Bush a appelé « nouvel ordre mondial » le 11 septembre 1990 lors d’un message à la nation américaine. Déclaration qu’il fait quelques semaines après le début de la guerre du Golfe (2 août 1990 – 28 février 1991) lancée par les États-Unis à la tête d’une coalition de trente-cinq pays.
Cette guerre était censée montrer au monde que ce nouvel ordre avait pour maître et architecte l’Amérique, une sorte de nation-Messie qui, en vainquant l’Union soviétique avait, selon eux, fait s’effondrer l’Histoire et fait entrer le monde dans l’ère messianique, à savoir l’établissement sur la terre entière de l’Eden libérale.
Or, la cible choisie par les États-Unis pour faire la démonstration de leur « toute puissance » aurait dû mettre la puce à l’oreille à tous les géopolitologues. Attaquer l’Irak, ou plus tard la Yougoslavie, n’était pas une démonstration de force mais de faiblesse.
Profitant de l’effondrement de l’Union soviétique et de l’effacement russe de la scène internationale durant la décennie 1990, les États-Unis ont tiré profit de cet avantage et de ce vide géopolitique pour multiplier les guerres directes et par proxy, ainsi que les révolutions colorées pour mettre en place des régimes soumis en Afrique, en Europe, au Proche-Orient, en Amérique du Sud, en Asie.
Les États-Unis ont usé et abusé du dollar comme monnaie de référence internationale, et des institutions supranationales par lesquelles ils ont appauvris, endettés nombre de pays du monde menacés par l’appareil militaire américain : la politique moderne de la canonnière. Or, ces instruments de l’hêgemôn américain sont en cours de subversion par la Russie et la Chine.
Cette agitation militaire, cette hubris n’a pas fait perdre le sens des réalités aux stratèges américains qui gardaient à l’esprit que cette domination mondiale avait pour première condition l’empêchement de l’émergence ou la réémergence de puissances rivales.
« Pour les États-Unis, la définition d’une orientation géostratégique pour l’Eurasie exige d’abord de la clarté dans la méthode : il est nécessaire de mettre sur pied des politiques résolues à l’égard des États dotés d’une position géostratégique dynamique et de traiter avec précaution les États catalyseurs. Sur le fond, cette approche n’a de sens qu’autant qu’elle sert les intérêts de l’Amérique, c’est-à-dire, à court terme, le maintien de son statut de superpuissance planétaire et, à long terme, l’évolution vers une coopération mondiale institutionnalisée. Dans la terminologie abrupte des empires du passé, les trois grands impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi : éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives. » (Z. Brzezinski)3
Cette stratégie a échoué. On a vu réémerger, non une, mais deux grandes puissances, la Russie et la Chine. Et ces puissances ont agrégé autour d’elles des nations relativement importantes dans le cadre d’organisations de coopération économique et géopolitique, comme les BRICS (Russie, le Brésil, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud et l’Indonésie) et l’Organisation de coopération de Shanghaï (Chine, Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Inde, Pakistan, Iran).
Dans les années 2000, les États-Unis ont vu la Russie et la Chine remonter sur la scène internationale. Ce qui coïncidait avec l’hyper fébrilité américaine. Une Amérique devenue folle, menant des guerres tous azimut.
Les révolutions colorées dans les pays frontaliers et voisins de la Russie et les provocations contre elle se multiplient, sans parler de la guerre de Tchétchénie déclenchée et pilotée par les États-Unis.
Dans la même période débute une séquence où des affaires d’espionnage chinois éclatent aux États-Unis. L’Oncle Sam contraint Israël à annuler la livraison à la Chine de systèmes embarqués de surveillance Phalcon, et, durant la guerre contre la Serbie en 1999, l’OTAN bombarde « par erreur » l’ambassade de Chine à Belgrade.
Début 2001, les États-Unis signent avec Taïwan un gros contrat d’armement, alors qu’au-dessus de l’île de Hainan, un avion espion américain EP-03 est intercepté par l’aviation chinoise et le force à atterrir. Alors, à Pékin, « les hauts gradés sont prêts à jeter la Doctrine Deng aux orties. « Une guerre pourrait avoir lieu avant dix ans » clament-ils car « deux tigres ne peuvent vivre sur la même montagne4« … Et puis survient le 11 septembre 2001. Le nouvel ennemi public numéro 1 n’est plus Bill Gates ou Jiang Zemin mais un barbu terré dans une grotte du Waziristân. La « guerre contre la terreur » va offrir à la Chine dix années supplémentaires de tranquillité, alors que le rival américain est occupé à « remodeler le grand Moyen-Orient ». » (Jean-François Susbielle)5
Le géopolitologue américain Samuel Huntington perçoit au milieu des années 1990 le problème que va poser la Chine aux États-Unis et énumère les signes qui l’alarme :
- « La confrontation, à la conférence de Vienne sur les droits de l’homme, entre l’Ouest, mené par le secrétaire d’État américain Warren Christopher, qui dénonçait ‘‘le relativisme culturel’’, et une coalition de pays musulmans et confucéens qui rejetait ‘‘l’universalisme occidental’’ ;
- Le vote, à l’évidence pour des raisons de Civilisation, en faveur de Sydney plutôt que de Pékin pour l’organisation des Jeux olympiques de l’an 2000 ;
- La vente de composants de missiles par la Chine au Pakistan, les sanctions américaines contre la Chine qui en ont résulté et les dissensions entre la Chine et les États-Unis sur d’éventuelles livraisons de technologie nucléaire à l’Iran ;
- La rupture du moratoire et les essais nucléaires menés par la Chine, malgré les vives protestations américaines, et le refus par la Corée du Nord de participer à des négociations sur son programme nucléaire ;
- L’appel par le président iranien en faveur d’une alliance avec la Chine et l’Inde afin d’‘‘avoir le dernier mot en matière internationale’’. »6
L’histoire de longue durée nous apprend une chose : aucun empire n’est éternel. Cela a été la grande naïveté, ou plutôt le fanatisme messianique de l’Amérique que de croire qu’elle était le dernier empire. Le monde multipolaire est la coexistence de plusieurs empires ou puissances, plusieurs grandes civilisations et centres économiques qui agrègent d’autres nations de taille plus modeste.
Carl Schmitt avait très tôt prévenu que l’établissement d’un État mondial était une impossibilité. « Le caractère spécifique du politique entraîne un pluralisme des États. Toute unité politique implique l’existence éventuelle d’un ennemi et donc la coexistence d’une autre unité politique. Aussi, tant que l’État en tant que tel subsistera sur cette terre, il en existera plusieurs et il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité et la terre entière. Le monde politique n’est pas un universum, mais, si l’on peut dire, un pluriversum. »7
Telle est la réalité implacable à laquelle se confrontent les États-Unis.
Le partage du Monde ancien et nouveau
La découverte du Nouveau Monde par les Européens a modifié leur perception de l’espace ainsi que le droit aux XVIe et XVIIe siècles. Avant les grandes découvertes, l’espace était saturé et les puissances de l’époque se battaient pour le contrôle de zones géographiques limitées. Depuis l’Antiquité, on s’affrontait autour d’un grand lac, la Méditerranée. Le Nouveau Monde découvert était un gigantesque espace de liberté et de richesses.
Le droit européen s’est alors adapté. Deux genres d’espaces libres ont été créés dans lesquels les Européens pouvaient se livrer à leurs activités : « premièrement un espace non délimité de terre libre, le Nouveau Monde, l’Amérique, le pays de la liberté, c’est-à-dire de la libre prise de terre par des Européens, où le droit « ancien » ne compte plus ; et deuxièmement la mer libre, les océans qui venaient d’être découverts, que les Français, les Hollandais et les Anglais considéraient comme un domaine de liberté. La liberté des mers représente un problème de première importance dans l’ordre spatial en droit des gens. Mais elle fut embrouillée, à travers des concepts civilistes telles que res communis omium ou « chose d’usage commun », par les romanistes qui restaient pris dans un mode de pensée exclusivement terrien. »8
Pour les Européens, l’Amérique était une terre vierge juridiquement. Il n’y avait de droit que celui qu’ils y importaient. Le droit tel qu’il existait sur le continent européen n’avait pas cours en Amérique. Les princes et les peuples européens « s’étaient mis d’accord pour considérer que dans certains espaces l’opposition entre droit et non-droit n’existait pas »9.
Le Nouveau Monde, est « l’état de nature » dont parle Thomas Hobbes et où vit « l’homme qui est un loup pour l’homme ». Chez John Locke aussi, un autre anglais, l’état de nature était lié à l’Amérique, mais un état de nature devenu un fait social, car « l’oeuvre de Locke est déjà proche de l’époque des traités de paix de Nimègue et d’Utrecht (1713), c’est-à-dire de la fin de la période héroïque de la piraterie ».
Dans le second de ses Deux traités de gouvernement (1690), Locke donne à l’Amérique son statut : « Au commencement, le monde entier était l’Amérique. »10
D’une certaine façon, l’Amérique était le lieu où même l’homme civilisé retournait, comme par une porte spatio-temporelle, à l’état de nature et « redevenait » un loup pour l’homme. Et cela s’est traduit par la non application, sur le sol américain, du droit européen.
L’Amérique, cette zone de non-droit, était de « grands espaces de liberté, en tant que zone de combat où pouvait se dérouler la lutte pour le partage d’un nouveau monde… Par ailleurs, il est permis d’affirmer, du point de vue de l’histoire du droit, que l’idée d’une délimitation d’un espace d’action libéré d’entraves juridiques, d’une sphère d’usage de la force placée hors du droit, correspond à une façon de penser qui est certes très ancienne, mais qui jusqu’à notre époque est restée typiquement anglaise, tandis qu’elle devenait sans cesse plus étrangère à la conception du droit et de la loi, centrée sur l’État, des nations du continent européen. »11
Le droit anglais distingue le domaine du sol anglais où la Common Law est valide, des autres domaines. Le roi d’Angleterre a un droit absolu sur mer et dans les colonies, tandis que sur le sol anglais il est soumis au droit anglais.
Il y a, à la base de ces notions, un fondement religieux. C’est d’abord l’idée que les terres vierges du Nouveau Monde appartiennent au monde primordial, à une sorte d’Eden, peuplée d’êtres dont la nature incertaine prêta à controverse. La question de l’humanité des Indiens donne matière à débat à la Renaissance.
La controverse de Valladolid, en 1550-1551, permet au dominicain Las Casas de réaffirmer le devoir missionnaire des chrétiens face aux indigènes12, reconnus comme êtres humains. Le calviniste Isaac de La Peyrère (1594-1676) avance l’hypothèse que les premiers habitants de l’Amérique seraient les descendants d’une humanité antérieure à Adam13.
L’autre idée, fondamentalement religieuse aussi, est celle d’absence de loi dans ce monde à la fois nouveau et primitif. Absence de loi dans ce « jardin d’Éden », puisque la loi n’existait pas avant le premier péché ; et absence de loi dans le monde nouveau correspondant à l’ère messianique, où la loi est levée puisque « le lion et l’agneau paitront ensemble » d’après l’eschatologie biblique.
De terre origine du monde, l’Amérique est devenue, au XVIIIe siècle, une annonce prophétique de l’avenir. Dans la conscience d’une certaine élite européenne et anglaise, l’Amérique était liée à l’espérance messianique de la rédemption, en grande partie sous la pression du mouvement évangélique qui fait de l’ancienne terre de mission un foyer missionnaire.
Au XIXe siècle, Alexis de Tocqueville avait senti venir cette transformation : « Il me semble voir toute la destinée de l’Amérique renfermée dans le premier puritain qui aborda sur ses rivages, comme toute la race humaine dans le premier homme. »14
Dès 1781, l’abbé Guillaume-Thomas Reynal voyait la possibilité d’une colonisation à rebours de l’Europe par l’Amérique : « On va jusqu’à craindre que l’Europe ne trouve un jour des maîtres dans ses enfants. »15
Si « au commencement le monde était l’Amérique », le monde doit alors redevenir l’Amérique à la fin des temps. Dans la logique historique anglo-protestante, l’Amérique, terre colonisée par les Européens, devait se transformer en un nouveau royaume d’Israël dominant. Cette Amérique qui était une terre à conquérir exempte de loi, finira par considérer le reste du monde comme terre de conquête, et ce, nous le constatons continuellement, en faisant fi du droit international. Le rapport des États-Unis à la loi est similaire à celui de l’Angleterre. On comprend ainsi pourquoi l’armée américaine et la CIA ont installé des zones de non-droit en dehors de leur pays pour y pratiquer la torture, et pourquoi ils pratiquent de façon extensive les exécutions extrajudiciaires n’importe où dans le monde en violant les frontières.
La violation continuelle du droit international par les États-Unis – et Israël – ne doit pas nous surprendre, dans la mesure où le reste du monde est considéré comme habité par des hommes inférieurs que l’on peut bombarder, extrerminer et réduire par la stérilisation de masse16.
Le partage du monde au XXIe siècle
Le conflit actuel entre les centres de décision de l’Ouest et ceux de l’Est peut être interprété comme un partage du monde, un nouveau nomos de la Terre. Le dernier partage du monde a été fait à la conférence de Yalta, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale entre des puissances qui s’étaient alliées contre l’Allemagne. C’est une des différences avec la séquence actuelle qui est un partage du monde entre puissances antagonistes, celles qui sont sorties victorieuses du dernier conflit mondiale, et qui n’ont plus d’ennemi commun. Cette nouvelle division du monde, à laquelle les États-Unis ne consentent pas, risquent de transformer notre réalité de la manière la plus violente qui soit.
Les Européens sont revenus, depuis l’époque des grandes conquêtes maritimes, à un droit étatique, terrestre, de frontières fixes. Les anglo-américains, de par leur nature océanique, demeurent imprégnés de l’idée de frontières mouvantes, voire de sans-frontièrisme. Le projet de conquête ne connaît pas de terme ni de limite, seulement de formes : via la guerre par procuration, la révolution colorée, les prêts du FMI etc…
Le partage du monde aux XVIe et XVIIe siècles résultait de la découverte du Nouveau Monde qui offrait plus d’espace aux puissances européennes, lesquelles étaient à l’étroit et contenues à l’Est par l’Empire Ottoman et l’Empire russe.
À la conférence de Yalta les Américains et l’URSS se sont partagés l’Europe qui n’était plus une actrice politique. Ainsi débarrassé de la principale puissance européenne, l’Allemagne (et du Japon), les deux pôles géopolitiques pouvaient se partager le monde.
Puis, vint la séquence historique tant attendue par les États-Unis, l’avènement d’un monde « vierge », sans occupant géopolitique, c’est-à-dire sans puissance impériale rivale. Ce n’est plus la moitié de l’Europe et la moitié du monde qui s’offraient à l’Amérique, mais l’entièreté de planète. Il n’était plus question de partage.
Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas une mais plusieurs grandes et moyennes puissances qui font face aux États-Unis, et surtout, cette fois, le partage du monde est imposé à l’Amérique, comme une mauvaise surprise. Tandis qu’en 1945, les Américains avaient consenti à ce partage.
Les guerres et les frictions actuelles sont dans l’ordre naturel de l’histoire géopolitique. C’est une période de turbulences qui annonce un nouveau nomos de la Terre, un partage que les Russes et les Chinois tentent d’imposer aux États-Unis qui refusent d’accepter cette nouvelle réalité multipolaire. D’autant plus difficile à admettre pour les Américains qu’ils ont cru que Dieu leur avait promis la Terre entière.
Le danger est le suivant : nous avons d’un côté la Russie et la Chine qui souhaitaient un partage du monde à « l’amiable », une sorte de second Yalta sans trop d’effusion de sang, et de l’autre côté, les États-Unis qui ne veulent plus partager, pris d’hubris, et qui risquent de nous entrainer dans une guerre totale.
« Des guerres entre grandes puissances gardiennes dans un certain ordre spatial peuvent toutefois aisément faire éclater cet ordre si elles ne sont pas menées pour un espace libre et dans un espace libre. De telles guerres deviennent alors totales en ce sens qu’elles doivent provoquer l’apparition d’un nouvel ordre spatial…
L’essence du droit des gens européens était de circonscrire la guerre. L’essence de ces guerres consistait à mesurer ses forces d’une façon ordonnée, devant des témoins et dans un espace circonscrit. De telles guerres sont le contraire du désordre. Elles comportent la forme la plus élevée d’ordre dont les efforts humains soient capables. Elles sont la seule protection contre le cercle vicieux de la surenchère des représailles, c’est-à-dire contre les réactions nihilistes de haine et de vengeance dans le but insensé est l’anéantissement réciproque. Éliminer ou éviter la guerre d’anéantissement n’est possible qu’en trouvant une forme pour mesurer ses forces. Ceci est à son tour possible que si l’adversaire est reconnu comme ennemi sur un pied d’égalité, comme justus hostis. Ce qui fournit la base d’une limitation. »17
La guerre qui est menée actuellement par l’Amérique contre la Russie ne se fait pas dans un cadre limité. C’est une guerre hors limite. L’objectif est de détruire complètement l’État russe. C’est une guerre d’anéantissement, une guerre totale que la Russie tente d’éviter ; ce qui explique partiellement sa grande timidité militaire. Les autorités russes affichent leur crainte du déclenchement d’un conflit direct entre puissances nucléaires. Moscou joue sa survie, tandis que l’Amérique met en jeu son hégémonie mondiale. Vladimir Poutine l’a déjà dit clairement : si la Russie est menacée dans son existence, par un missile nucléaire, elle ripostera, et il n’y aura plus grand-chose à se partager dans ce monde.
Youssef Hindi
1« Beschleuniger wider Willen oder : Problematik der westliche Hemisphäre », in Das Reich, 19 avril 1942, pp. 3-5. Trad. fr. : « Accélérateurs involontaires ou : La problématique de l’hémisphère occidental », in Alain de Benoist, éd., Du politique, op. cit., pp. 169-175, trad. de Richard Kirchhoff).
2Sabine Dullin, « L’entre-voisins en période de transition étatique (1917-1924). La frontière épaisse des bolcheviks à l’Est de l’Europe », Dans Annales. Histoire, Sciences Sociales 2014/2 (69e année), pages 383 à 414.
3 Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, 1997, Bayard Editions, pp. 67-68.
4 Une maxime que l’on attribue parfois à Deng Xiaoping lui-même.
5Jean-François Susbielle, Deng Xiaoping ou le pragmatisme révolutionnaire, dans : Pourquoi combattre, 2019, Perspectives Libres.
6Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996, édition française, Le Choc des Civilisations, 2000, Odile Jacob, Poches, pp. 40-41.
7Carl Schmitt, La notion de politique, 1932, Flammarion, 1992, p. 95.
8Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, 1950, PUF, 2001, p. 95.
9C. Schmitt, op. cit. p. 96.
10 Cité par Bernard Cottret, Histoire de la réforme protestante xvie–xviiie siècle, Perrin, 2001, p. 209.
11C. Schmitt, op. cit. p. 98.
12 J. Dumont, La Vraie Controverse de Valladolid, Paris, Critérion, 1995.
13 Isaac de La Peyrère, Preadamitae, sl, 1655.
14 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1986, I, p. 414.
15 G. Esquier, L’anticolonialisme au xviiie siècle, Paris, PUF, 1951, p. 290.
16Voir : Pierre-Antoine Plaquevent, Globalisme et dépopulation, Strategika, 2022.
17C. Schmitt, op. cit. p. 186.
Il me semble qu’il y a un autre élément d’analyse qui recroise celle-ci basée au final sur des entités culturelles,politiques et économiques. Je me réfère aux analyses de Valérie Bugault (et d’autres) qui explique qu’il y a une hyper classe mondiale dont la richesse est essentiellement financière et qui a besoin pour continuer à exister d’un monde de plus en plus fluide, sans Etats, ni entités aux cultures plus traditionnelles qui freineraient la circulation de ces flux financiers. Affrontement donc entre un capitalisme de production tout aussi impérial mais plus traditionnel et un nouveau capitalisme financier plus ouvert, sans frontière et sans aucune limite sociétale.